LA TRILOGIE IMAGINATIONLAND DE SOUTH PARK - ANIMER LA SUBVERSION

Le film d’animation, selon l’Académie française, peut être défini comme un film mettant en scène divers personnages tels que poupées ou marionnettes, animaux fabriqués ou même objets, dont les modifications successives donnent, à la projection, l’illusion du mouvement. De ce fait, c’est la main humaine qui donne lieu, à l’origine, au mouvement d’artefacts ou objets sans vie. Ainsi, le mouvement en animation pourrait être un synonyme de vie, puisque le mouvement fait vivre un objet que l’on anime.




En 1992, les deux amis Trey Parker et Matt Stone, étudiants dans l’université du Colorado, décident de donner vie à des figurines en papier découpé (ou en anglais cut-out) dans un film pour Noël, Jesus vs. Frosty. Les prémices apparaissent déjà : exécution de l’animation grossière, humour vaseux et absurde, comique de décalage entre le verbiage et la haute teneur en couleurs et en personnages connus pour être sympathiques aux yeux du monde, tels Jésus, des bonshommes de neige ou encore quatre enfants s’occupant à des activités que n’importe quel enfant ferait en période hivernale, par exemple. Brian Graden, directeur exécutif de la Fox, voit le film en 1995 et demande aux deux créateurs d’en refaire un en guise de carte de Noël. Moitié remake, moitié suite, Jesus vs. Santa naît alors. Mêmes personnages, mêmes gimmicks d’écriture, mêmes violences visuelles déroutantes et dialogues incisifs, le système Parker/Stone s’aiguise et s’affirme.




C’est en 1997 sur Comedy Central que leur style accède à la notoriété avec la création de la série South Park, diffusée sur Comedy Central. Volontairement sanglante, jusqu’au-boutiste et à contre-courant des valeurs morales américaines, la série South Park met en scène la vie de quatre enfants qui bascule chaque jour dans la bourgade de South Park, perdue en plein Colorado. Tour à tour victime d’aliens, d’une Barbra Streisand mécanique ou encore de zombies nés à partir d’une sauce Worchestershire, la série accentue d’épisodes en épisodes son potentiel absurde et microcosme des vices politiques et culturels de l’Amérique. Mais la série South Park, en plus de faire exploser tous les codes à la fois cinématographiques, à la fois sociaux, du pays de l’Oncle Sam, organise dans son apparente désorganisation un changement de ton à partir de la fin de la dixième saison, où l’humour potache et aux messages très adolescents laissent place à un ton moins gratuit mais bien plus cinglant et acerbe, attaquant frontalement la nouvelle politique américaine sous George Bush puis Barack Obama (d’où la grande difficulté pour cerner leurs réelles opinions politiques) via un angle ouvertement libertarien et n’hésitant pas à se placer en porte-à-faux des autres séries d’animation qui ont pour but de subvertir la bannière aux cinquante étoiles.




Cette politique d’isolement trouve sa synthèse en plein milieu de la onzième saison, avec la Trilogie Imaginationland (Saison 11, épisode 10, 11 et 12), appelée également Kyle Sucks Cartman’s Balls ! The Trilogy aux Etats-Unis. Cette trilogie, sous forme de montage alterné, narre les aventures de Kyle, enfant de la seule famille juive de la ville, Stan, son meilleur ami, Cartman, enfant obèse, antisémite, sexiste, pervers, psychopathe et grossier, et Butters, souffre-douleur de Cartman et seul être naïf, crédule et toujours en marge des évènements par incompréhension des situations. Kyle, Stan et Butters se retrouvent embarqués dans Imaginationland, le pays où tous les êtres créés par les humains cohabitent ensemble. Or, cette situation dégénère lorsqu’un terroriste islamique déclenche un attentat dans ce pays et ouvre les portes du versant maléfique de l’imagination, c’est-à-dire tous les antagonistes les plus vicieux de la culture populaire internationale. En parallèle à cette histoire, Cartman recherche Kyle dans toute l’Amérique car il doit lui sucer les parties intimes à cause d’un pari qu’ils avaient fait tous les deux. Bien évidemment, ces deux histoires vont bénéficier d’une relation de cause à effet qui pourrait mettre en péril le terreau imaginatif du monde… Cette analyse conviendra d’évoquer dans un premier temps l’animation en cut-out au service d’un détournement des codes de l’animation enfantine ; puis nous conclurons par une deuxième partie évoquant la métaphore de l’imagination comme possibilité d’un champ de possibilités d’animation illimité. 




Tout d’abord, l’animation en papier découpé consiste en fait à une technique mêlant différentes parties indépendantes telles que des bras, des pieds, un buste, une tête ou d’autres encore, qui peuvent rendre les détails plus importants. Ces éléments sont reliés par des jointures posées aux extrémités permettant alors aux personnages d’effectuer des mouvements circulaires, un peu de la même manière qu’un marionnettiste manipulerait ces pantins. Trey Parker et Matt Stone utilisèrent tout d’abord cette technique au début de leur travail dans l’animation avec les deux courts-métrages cités auparavant et le premier épisode de la série, Cartman a une sonde anale. Cependant, pour des raisons économiques et de temps, ils se retrouvèrent vite à bifurquer vers du compositing numérique, à savoir l’animation par ordinateur, pour permettre de réaliser plus d’épisodes en moins de temps et avec moins de budget, mais également pour se permettre d’être plus rattaché à l’actualité, et ainsi jouir du statut de "série ancrée avec son temps". Mais cette animation en papier découpé, réputée aujourd’hui comme étant l’un des animations les plus ancestrales dans l’histoire du cinéma – on raconte que le premier film d’animation sur pellicule serait par exemple Fantasmagorie d’Emile Cohl, réalisé en 1909, est aujourd’hui l’une des animations considérées comme les plus enfantines, par l’apprentissage du découpage en école maternelle par exemple.
De ce fait, Parker et Stone manipulent ce style d’animation et le détournent pour en faire un terrain de violence et de subversion. Principe de subversion présent également dans le rapport ambigu entre l’animation traditionnelle, un peu grossière et lissée, qui dessinent les personnages, avec un décor ouvertement numérique. Ce rapport questionne alors la place du traditionnel dans un nouvel environnement plus propice à la mise en image d’idées et d’imagination. Tout principe d’animation se retrouve ici être un second degré, jonglant donc entre le cynisme et la puérilité par ses deux arcs narratifs principaux : le cynisme concernant la partie violente à Imaginationland ; et la puérilité concernant l’arc qui concentre Cartman et Kyle autour d’une gâterie des parties intimes du premier cité. 

Ce cynisme peut être représenté par ces couleurs sans cesse chatoyantes et sans cesse complémentaires, pour créer un paradoxe inhérent à l'entièreté de l'art cinématographique ou pictural: à la fois relever les personnages du décor mais également les insérer à l’intérieur ; facilement contrecarrées par un attelage de violence extrême et sanguinolente, et des références cinématographiques qui appartiennent d’ordinaire aux références qu’un enfant aurait. Il est possible de prendre pour exemple la scène dans le premier épisode avec l’attentat kamikaze, où le déferlement de violence trouve un écho avec la scène du débarquement de Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg, jusque même dans le détail graphique.
Il convient également de rajouter que cette violence graphique, elle, se réfère exclusivement à du compositing d’éléments « réels », c’est-à-dire que les explosions et les flammes, par exemple, sont exclusivement faites de détourage de réelles explosions, démontrant alors un autre pan analytique de leur technique : la violence ne vient pas de l’animation même mais d’en dehors de la diégèse, de l’humain. La perturbation humaine serait alors le moteur de la brutalité de la série, et pas la diégèse elle-même. Imaginationland synthétise ce jeu métatextuel par son récit, puisque les deux strates de récit principales, quoique conjointement liées (le réel et l’imagination), ont une relation de cause à effet unilatérale : c’est le réel (le terrorisme puis le gouvernement américain) qui vient brutaliser l’imaginaire (le pays de l’imagination), et jamais inversement. 

Quant à la puérilité, elle puise sa force dans la genèse de la série, comme expliqué précédemment : les blagues scatophiles, la gradation outrancière, la vulgarité volontairement appuyée et la volonté d’appuyer sur la violence graphique orchestrent un contre-pied aux conventions enfantines de la technique de ce medium. Le premier vrai exemple de cette trilogie se concentre dans le premier épisode, lorsque Butters demande au maître d’Imaginationland s’il compte les violer, ce à quoi ce personnage prend un certain temps à réfuter cette question. Ainsi, le premier contact entre l’enfance et son imaginaire se noue par un humour de mauvais goût contre l’enfance justement, caractérisant le paradoxe même de la série dans ses propos vis-à-vis de sa technique. Pour autant, il serait difficile de résumer South Park uniquement à une question de Leopold « Butters » Stotch, puisqu’il s’agit du personnage le plus candide de la série, probablement le seul qui fait son âge.
En effet, la portée politique de la série ne se fait pas uniquement par son cynisme mais par son rejet de la maturité humoristique, puisque les enfants semblent toujours être les plus avancés psychologiquement vis-à-vis des adultes. Le Pentagone, dans la trilogie dont nous parlons par exemple, se résume à écouter attentivement trois petits garçons pour progresser dans leur quête de rétablissement de l’imaginaire, alors qu’il fait toujours office d’instance d’autorité puisqu’il décide de toutes les actions avant leurs exécutions dans le monde réel. Les fonctions psychologiques entre les adultes et les enfants sont dès lors inversées, à l’inverse de celles physiologiques. Il faut également reconnaître que c’est la puérilité dans la série, et il en est de même ici, qui en est le principal vecteur moral. En effet, la morale ici part des questionnements absurdes sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas (que nous évoquerons dans la deuxième partie de ce dossier), très vite mis en parallèle avec l‘arc narratif potache reliant Kyle à Cartman.






Cependant, l’épisode Imaginationland, en plus de rassembler les gimmicks habituels de la série et de relier un humour scabreux à une portée politique, propose un réel questionnement sur l’imagination et sa délimitation. En effet, il est assez important de souligner que le pouvoir de l’enfance ici se résume à la régénérescence de faits imaginaires, tels le Père Noël ou encore les Leprechauns. Ainsi donc, l’animation n’est pas qu’un medium perverti par la brutalité, c’est aussi un retour aux sources, aux fondements du premier imaginaire, et à la volonté d’une utopie constituée uniquement de personnages bons et gentils. Il est même assez amusant de remarquer que la schizophrénie des auteurs se retrouve dans l’animation, avec l’apparition d’une de leurs créations dans chacun des camps: Jésus du côté du Imaginationland joyeux ; les petits animaux de la forêt (Saison 8, épisode 14) du côté des ténèbres de l’imagination. Il est également notable que la naïveté du protagoniste principal de cette trilogie, Butters, sert également le pan thématique de la simple binarité : un personnage animé ici ne se résume qu’à une fonction, son accoutrement.
Le déguisement n’existe plus, puisque l’animation greffe volontairement l’habit à la personne pour la caractériser de manière unilatérale. Cependant, sa fonction se retrouve régulièrement désamorcée par un comique de l’absurde qui décrédibilise l’aspect néfaste de ces personnages. Jason Voorhees, par exemple, apparaît dans le deuxième épisode de la trilogie. Son accoutrement et sa notoriété ultérieure font de lui un individu terrifiant et méchant, mais le doublage qui lui est accaparé (un accent redneck pour la VO, un accent marseillais pour la VF) décrédibilisent sa méchanceté, qui ne passe plus que par son habit et ses gestes. 

Malgré cette délimitation fonctionnelle, en cohérence avec le personnage de Butters qui vit pleinement cette guerre dans Imaginationland, affirme un questionnement sur le pouvoir de l’imagination quand elle sert l’animation, ou l’inverse. L’animation en premier lieu fertilise l’imagination formelle, puisque la technique d’animation est présentée, avec en fond une compilation des événements ultérieurs de la série. Ce générique peut être alors considéré comme une figure métonymique de la trilogie analysée ici, résumant les possibilités infinies du cut-out pour assouvir les désirs puérils et cinglants de leurs créateurs. Mais au-delà de cette métatextualité introductive, Imaginationland se recrée à volonté par la conscience de Butters. L’exemple le plus frappant se trouve en fin de trilogie, lorsqu’une bombe nucléaire s’écrase, mais l’imagination fertile et naïve de Butters reconstitue alors tout l’environnement dans lequel il se trouvait.
Cette animation cependant ne se recrée pas par illusion de papier découpé mais par ordinateur, offrant, comme dit dans la première partie, une réflexion sur le prolongement technologique du numérique au détriment de celle artisanale : comment reconstruire le plus rapidement un univers perdu ? Enfin, d’un point de vue narratif également, l’animation crée de multiples fausses pistes, alignant et créant des confusions entre les strates de récit par l’homogénéisation globale de l’animation. On peut évoquer comme exemple la question d’un militaire en fin de trilogie : « Est-ce que j’existe ?». L’homogénéité de l’animation entre les niveaux de récit amplifie cette dimension confuse entre le réel, la réalité, et l’imaginaire. 

L’autre point de vue sur l’horizon infini de l’animation se situe au niveau de la schizophrénie du doublage. En effet, les doubleurs de la série se comptent sur le doigt d’une main, en version anglaise comme française, et enchaînent les rôles. Ce processus trouve son sens dans a volonté de liberté créative totale de la série, afin de pouvoir critiquer à volonté toute l’Amérique sans trouver de quelconque opposition dans le processus de production.
Ainsi donc, l’imitation par le doublage de personnages (Jason Voorhees, le lion Aslan de Narnia…) ou célébrités (Al Gore, Kurt Russell…) parviennent à réunir la caricature et aussi la volonté de pousser les curseurs de l’outrance encore plus loin. La légitimité de ce doublage se fait évidemment par les traits de l’animation en papier découpé, très lisses pour ne pas non plus forcer le réalisme, ou carrément des visages découpés et animés sur des corps entièrement dessinés, à partir de trois ou quatre émotions, tels Mel Gibson, afin de rester dans une logique d’outrance et de puérilité.





Ainsi, la trilogie Imaginationland de la série South Park se sert de l’animation en papier découpé pour à la fois paralléliser l’interventionnisme humain dans le mouvement animé avec l’interventionnisme outrancier humain (que ce soit AQMi ou le Pentagone) dans les repères culturels et imaginaires importants ; mais aussi pour basculer les codes et les valeurs morales américaines dans un pot-pourri cynique, puéril et schizophrène, pour questionner le rapport au réel et à l’imaginaire mais également questionner la place de la technologie dans l’animation artisanale, par l’illusion du cut-out par du compositing numérique. Question du compositing numérique et de l’ambiguïté entre les différents techniques d'animation que l'on a retrouvé antérieurement dans l'épisode Make Love Not Warcraft (Saison 10, épisode 8), mais aussi que l'on retrouvera ultérieurement, via l'épisode Je n'aurais jamais dû faire de la tyrolienne (Saison 16, épisode 6).

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