TINY TIM : KING FOR A DAY



Le fou devenu roi


Relativement peu connu en France, le chanteur Tiny Tim (1932-1996) est considéré outre-Atlantique comme une figure incontournable de la culture populaire américaine, son extravagance ayant d’ailleurs été prisée par des artistes comme Bob Dylan, George Harrison, Marilyn Manson ou Lady Gaga. Cette personnalité à la voix extra-ordinairement dissonante a connu un rise and fall fulgurant, passant du statut de star hors-norme à la fin des années 60 à celui de has-been jouant dans des cirques au début des années 80. Autant dire que les pistes de storytelling étaient déjà plus ou moins dans la boîte, et les risques d'un documentaire emphatique et surproduit vraiment palpables. Heureusement, le film de Johan von Sydow ne tombe pas complètement dans ce piège. Fort d’une impressionnante documentation (chansons, passages télévisés, captations de concerts, retranscriptions du journal intime de l’artiste, témoignages de ses proches…), Tiny Tim : King for a Day permet au contraire de questionner, voire de révéler le caractère profondément duel de ce freak grotesque et sublime.


Le freak est une singularité ne cessant de rappeler, volontairement ou pas, l’artificialité des conventions auxquelles il s’oppose. Sa différence est donc toujours déjà le commencement d’une contestation, bouleversant (parfois malgré lui) les hiérarchies socialement établies, que ce soit en termes de sexe, de "race" au sens social-culturel du terme, de classe ou de génération. Paria de la société, le freak est celui qui est revenu de tout, et qui pourtant est toujours le garant d’un regard plus immédiat, plus innocent sur le monde. Il voit, et surtout, révèle les choses. Le film de Johan von Sydow montre ainsi comment Tiny Tim était l’anomalie dont l’Amérique avait besoin à la fin des années 60 : une parenthèse de légèreté auditive et visuelle lui permettant, le temps d’une chanson ou d’une déclaration, de partager un moment de pure suspension, et d’éclater de sa voix de fausset plusieurs carcans culturels dont il a lui-même été victime plus jeune. Une peu comme une fête des fous, circonscrite à un vinyle ou à une émission de télévision. Et au fond, nous comprenons que Tiny Tim ne prétendait pas à quoi que ce soit d’autre. Il aurait pu apporter l’"Apocalypse", mais n’était finalement qu’un merveilleux bouffon voulant  s'asseoir sur le trône du roi. 


À ce titre, le film ne cesse de mettre en scène l’ambivalence profonde du personnage (à la fois homme et femme, enfant et adulte, fervent croyant et obsédé fini, homosexuel pudique et « homme à femme », freak et star), en jouant par exemple sur le contraste provoqué par l’alternance entre des témoignages édifiants (réflexion intra-diégétique) et des extraits d’émissions télés que le spectateur ne peut, après coup, plus voir de la même manière (réflexion extra-diégétique). Le film atteint même (au moins trois fois) ces moments de sidération que l’on peut ressentir au visionnage de certains documentaires d’Herzog, dont le point culminant est cette confrontation de l’un des proches de Tiny Tim à une vérité dont il n’avait pas du tout connaissance, des décennies après les faits. En ce sens, Tiny Tim : King for a Day est moins une illustration qu’une problématisation sans concession de la personnalité du chanteur, et plus largement, de son identité de freak confrontée à la société du spectacle. Ce questionnement en deviendrait presque baudrillardien :  toute critique du système émane t-elle du système lui-même ? En l’occurence ici : se faisant adouber par les grands pontes de la télévision, Tiny Tim était-il encore un véritable freak ? L'a-t-il déjà été ?


Cette piste de réflexion, potentiellement vertigineuse, n’est malheureusement pas approfondie par Johan von Sydow, faute de temps (le film ne dure qu’1h15), ou peut-être d’ambition. Ce n’est pas la seule (on aurait aimé en savoir plus sur le contexte politique, sur le rapport de Tiny Tim à sa sexualité, à la religion, etc.), et en ce sens, le film échoue partiellement à inscrire son sujet dans une réflexion plus générale sur les figures qu’il problématise, au premier rang desquelles nous trouvons justement celle du freak. Cet échec partiel ne doit cependant pas occulter le réel intérêt de mise en scène documentaire du film (au sens premier du terme, soit la mise en scène d’une documentation), celui-ci exploitant du mieux qu’il peut les multiples dimensions des images et textes qu’il a à disposition pour livrer une oeuvre sensible, pertinente et bouleversante. Une belle découverte




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