COLLATÉRAL - TOM CRUISE, DU CORPS A L’ÂME

« THE DREAM IS ALWAYS THE SAME… »


Il suffit d’un plan. Un travelling arrière, du très gros plan au plan rapproché, sur un visage angélique, face caméra, cigarette à la bouche et voix douce, pour propulser une carrière. Ce geste quasiment ornemental et ce plan n’ont rien de volontairement gratuit : il introduit l’acteur principal du film, jeune héros un peu naïf, moyen en classe, contraint, par sa trop grande gentillesse, à développer un réseau de prostitution dans la maison de ses parents pendant leur absence. Mais ce dont le réalisateur de ce film ne se doute pas, c’est que ce geste et ce plan vont alors révéler l’un des acteurs les plus célèbres de la fin du XXe siècle. Ce film, c’est Risky Business, réalisé par Paul Brickman en 1983. Cet acteur, c’est Tom Cruise.



Né en 1962 dans l’Etat de New York, à Syracuse, Thomas Cruise Mapother IV, diminué rapidement en Tom Cruise, grandit dans une famille de parents divorcés. Son père quitte le domicile familial alors que le futur acteur n’a que douze ans. Sa mère se retrouve contrainte à déménager plusieurs fois. Quant à lui, sa dyslexie accumulée à sa « petite » taille – 1,70 m – perturbent à la fois ses facultés relationnelles et surtout scolaires. Son histoire dans le cinéma américain relève tout bonnement de la success story dont l’Amérique a le secret : découvert dans une audition pour le film de Franco Zeffirelli, Un Amour infini, en 1981, où il aurait été le seul acteur choisi lors de ce casting sur les deux mille participants – et où la légende raconte que Franco Zeffirelli lui-même aurait scandé « Bellissimo » lors de son passage, il continue à obtenir quelques seconds rôles dans des films de grands réalisateurs, tels Curtis Hanson (American Teenagers, 1983) ou encore Francis Ford Coppola pour son non moins célèbre Outsiders, sorti la même année. Mais c’est donc deux ans plus tard que Tom Cruise devient une personnalité reconnue du grand écran, avec donc Risky Business. Teen-movie acide qui constate sans jamais juger ou rassurer ses protagonistes, ce film marque également la première nomination aux Golden Globes dans la catégorie « meilleur acteur dans un rôle comique » du jeune comédien, signe de sa précocité dans le cinéma hollywoodien.

Tom Cruise n’est dès lors plus un simple acteur : c’est à la fois un corps (en témoigne sa danse sur du Bob Sager maintes fois reprise par divers supports médiatiques) et une marque (l’explosion des ventes de lunettes Ray-Ban identiques coïncidant étrangement avec le choix des lunettes de Cruise dans Risky Business puis dans Top Gun ne semble pas vraiment anodin). Cependant, l’acteur américain souhaite échapper à toutes formes de typecasting : il veut élargir sa palette d’acteur, travailler avec de grands noms pour étoffer son jeu et prouver qu’il ne peut être cantonné uniquement au rôle de pin-up male, de peur que ça ne lui colle à la peau. Il n’y a rien de plus logique que de le voir alors changer de registre sous la houlette de réalisateurs reconnus de 1985 à 1993 (Ridley Scott pour Legend, son frère pour Top Gun puis Jours de Tonnerre, Martin Scorsese pour La couleur de l’argent, Barry Levinson pour Rain Man, Oliver Stone pour Né un 4 Juillet, Sydney Pollack pour La Firme…), quoique restant régulièrement collé à l’étiquette du jeune premier qui s’émancipe du système dans lequel il est confronté, et le change en parallèle. Mais c’est surtout en 1996 que la carrière de Tom Cruise prend un nouveau virage, lorsqu’il décide de jouer et de produire la saga Mission : Impossible. Initiée par Brian de Palma, la saga va radicalement changer le jeu d’acteur de Tom Cruise, tout en amplifiant ce qui faisait sa célébrité (à l’exception de Eyes Wide Shut et Magnolia, qu’il fera entre deux films de cette future hexalogie) : son corps, qu’il « martyrisera » à coups de course-poursuites et de cascades en tout genre dans des films d’action typés old school, et sa faculté d’homme-sandwich, à savoir placer et vendre des produits afin d’en extraire une qualité intrinsèque. Nous avions évoqué Ray-Ban avant, mais Oakley, autre marque de lunettes de soleil, a bien profité de la notoriété de l’homme pour pouvoir accélérer ses profits dans des films tels que Mission : Impossible 2 de John Woo, ou même Jerry Maguire de Cameron Crowe.

Pour autant, Tom Cruise l’acteur est à différencier de Tom Cruise la personne, en raison de sa volonté première de devenir une « star humaine ». Ce statut paradoxal a de quoi surprendre, mais le leitmotiv de Tom Cruise semble clair : il choisit à la fois de ne pas renier sa célébrité ni son immense couverture médiatique mais par la même occasion de rester un monsieur tout-le-monde, un individu comme un autre qui a réussi dans le travail qu’il entreprend. Cette envie, apparue vers la fin des années 1990, se relie pourtant à son idée de ne pas offrir un jeu qui le stéréotyperait sur le grand écran comme dans la vie. Cependant, sa carrière à partir des années 2000 prend un penchant presque unidimensionnel, où il devient la vedette de films dont on lui demande principalement de tenir un rôle physique et calculateur d’agent secret qui, certes, se noie dans la masse, mais devient une cible extrêmement identifiable une fois reconnu lors d’une mission. Cette idée enfonce alors l’idée de paradoxe de l’individu lambda qui se caractérise par un effort physique colossal et des cascades surhumaines. Quelle personne se retrouverait à sprinter sans interruption pendant une bonne vingtaine de minutes avant de sauter sur un avion en passe de décoller ? Seules restent les thématiques autour de la famille et de la confiance à autrui, qui le font se rapprocher, de manière très brève toutefois, de l’humain, au sens général du terme.

C’est en 2004 que Michael Mann, réalisateur adepte de thrillers contemporains, se résout à réaliser ce qui s’apparentait à l’origine être un simple film de commande, délaissé auparavant par Mimi Leder et Janusz Kaminski : Collatéral. Le pitch est simple : Max Durocher, chauffeur de taxi « temporaire » depuis douze ans à Los Angeles, embarque comme client Vincent, quadragénaire étranger à la ville, courtois et élégant, qui le sollicite comme étant son chauffeur pour toute une nuit, sans interruption. Max doit alors l’emmener à cinq rendez-vous, que Vincent appelle des « rendez-vous d’affaires ». Ce que Max apprend très vite, c’est que ces rendez-vous sont des lieux où Vincent, en réalité tueur à gages, doit exécuter des temoins-clés dans une affaire judiciaire où comparaitraient une bonne poignée de mafieux issus des cartels de Carthagena et Culiacàn. Ce qui devait être une nuit de routine et une simple mission deviendra un jeu du chat et de la souris, à la fois psychologique, dans un taxi qui laisse le temps en suspension et empêche tout mouvement corporel ; mais également physique, dans une ville aux multiples facettes architecturales, ethniques mais surtout éthiques, qui se muera progressivement en terrain de jeu de la violence urbaine entre les deux protagonistes. Si le rôle de Max a longtemps échu à Adam Sandler avant d’atterrir dans les mains de Jamie Foxx, celui de Vincent a toujours été attribué à Tom Cruise. Grimé, entraîné, l’acteur livre ici une prestation à la croisée de sa carrière : c’est une machine qui ne pense qu’à sa mission, mais dont son système rencontrera progressivement diverses anomalies qui l’humaniseront progressivement, rendant sa caractérisation énigmatique et ambiguë. Cet article se demandera alors comment Michael Mann puise donc de Tom Cruise, personnalité tiraillée entre le désir d’être comme les autres et star de films d’actions, un personnage dont la notoriété vient du laisser-aller psychologique et non de la performance physique ? Nous évoquerons alors dans cette analyse le personnage de Vincent, individu souhaitant se fondre dans le décor ; qui ne voit que dans le déroulement de ses émotions le seul moyen de se dévoiler aux yeux du monde. Une analyse, qui sied, comme expliqué ci-dessus, au paradoxe de la star dont il est question ici.


VINCENT, UN ILLUSTRE INCONNU QUI SE FOND DANS LE DECOR…



Collatéral de Michael Mann commence, selon son réalisateur, par une question digne d’un conteur : « Comment vais-je pouvoir introduire mon récit ? ». Il est inutile de préciser que n’importe quel récit se définit tout d’abord par la caractérisation d’au moins un personnage, par le biais de différentes techniques narratives. Ici, c’est le personnage de Vincent, joué donc par Tom Cruise, qui se retrouve en premier devant la caméra.

Avançant seul au sortir de l’aéroport dans la foule de gens, filmé au loin, il semble être une figure imperturbable et surtout assez inaccessible. C’est un individu sournois, dont la présence ne se remarque uniquement que par surprise plus tard, comme l’atteste la deuxième séquence où on le retrouve dans l’ordre chronologique du film. Vincent est donc bien un personnage dont sa caractérisation se base principalement sur son apparence et ses actes, symptomatique de l’anonymat général possible à Los Angeles. Barbe et cheveux grisonnants, costume deux pièces de la même couleur, lunettes noires, il se fond dans la nuit angelena par sa tenue unicolore et non nuancée. Il faut également préciser que le nom de Vincent n’est jamais donné dans le film, au contraire du chauffeur de taxi qu’il rencontrera ultérieurement, renforçant de ce fait son anonymat dans la mégapole américaine.



Si Vincent n’est finalement pas le personnage principal, cette fonction échouant à Max, il est surtout le premier introduit pour développer en parallèle une situation d’urgence, à savoir sa mission pour la nuit. Car comme dit en introduction, Tom Cruise est un tueur à gages, qui est dénué d’émotions. C’est une personnalité calme et concise, dont le dialogue équivaut à ses assassinats. Il est froid, calculateur et précis dans chacun de ses gestes. Même les objets qui l’entourent – son ordinateur dans sa mallette, sa montre, son pistolet – ne sont ici que des objets fonctionnels, qui peuvent caractériser son étiquette d’ « homme d’affaires » en début de métrage mais qui ne deviennent que des marqueurs narratifs et non caractériels au fil du récit. Il semble tout d’abord incapable d’exprimer une émotion claire, qu’il maquille en ironie, servant à justifier son manque d’implication à l’échelle humaine.


En effet, ce manque de justification s’explique en grande partie par le refus de se plier à une certaine empathie, passant dès lors par une volonté d’éviter à tout prix le contact humain. Ce qui se retrouve dans le personnage de Tom Cruise a tout de foncièrement minimaliste : son expressivité ne passe que par un simple jeu de regard ou un mouvement de tête. Ses gestes, a priori crédibles, trouvent leurs limites dans les scènes d’assassinat où son caractère souvent impassible rend son jeu absurde. A partir de ces points, Michael Mann fait de Vincent une machine dont le système n’offre que victoire, car il est facile de s’apercevoir que c’est un soupçon d’émotion qui annonce fréquemment un vacillement. De ce fait, le phrasé de Tom Cruise se retrouve alors être aussi sec et laconique que précis et minimal. Ce sens pointilleux du dialogue est polysémique. Avec la volonté de ne pas trop parler pour ne pas se dévoiler, Vincent use du dialogue au départ uniquement afin de pouvoir identifier les personnages qu’il se retrouve « forcé » à côtoyer pour mener à bien sa mission.

En effet, il suffit de voir la scène de rencontre avec Max pour se rendre compte de tout cela. Ce dialogue ne mène pas à proprement parler à une découverte précise du conducteur, elle mène à un processus d’identification psychologique du personnage interprété par Jamie Foxx. C’est pour cela que la discussion s’envenime et devient un peu plus provocatrice : elle sert à sonder Max, voir s’il est possible de le pousser dans ses derniers retranchements, quitte à ce qu’il s’énerve. Si le cas étant, Vincent n’aurait alors plus qu’à changer de taxi afin de ne pas éveiller les soupçons et accomplir sa mission. Il en est de même lors de la scène de jazz, où le dialogue ici n’a pas pour but de repérer la psychologie de sa future cible, Daniel, mais cette fois-ci de définir un espace de sûreté pour pouvoir commettre l’assassinat. La discussion s’étire alors jusqu’à la sortie de la dernière serveuse, que Tom Cruise regarde d’un coin de l’oeil, toujours donc avec un jeu extrêmement minimaliste.

Mais ce refus du contact humain et cette provocation trouvera une coïncidence dans le final du film, puisque l’évocation des rencontres humaines fortuites - ce qui est le coeur même du film - trouve un espace visuel en fin de métrage, tel une épanadiplose. Le refus du contact humain de Vincent donc est légitimé par l’idée qu’il se fait de la ville et que le film ne renie jamais : Personne ne se connait. « Nobody knows nobody ». Cette expression sera le premier et le dernier point de contact entre Max et Vincent, de leur premier vrai-faux débat à leur séparation dans une rame de métro, où le personnage joué par Tom Cruise subira le même sort que son exemple en début de métrage. Ainsi, la ville de Los Angeles, mégapole estimée à plus de 18 millions d’habitants (en comptant les agglomérations) qui se croisent sans se connaitre ou vouloir se connaitre, servirait alors à Michael Mann de justifier l’anonymat de son antagoniste pourtant interprété par l’une des plus grandes célébrités de l’époque, puisqu’il explique donc qu’il est impossible de devenir quelqu’un que les gens reconnaissent unanimement.


Ainsi donc, Collatéral permet à Tom Cruise de délaisser ce pourquoi le public le connait principalement en 2004, à savoir un torse saillant, une personnalité serviable et prête à faire le bien, ou encore un véhicule de marque. En effet, Tom Cruise l’acteur se retrouve donc légèrement en contre-emploi : tout d’abord, Vincent, son personnage, ne possède sur lui qu’un simple costume gris et des lunettes noires, dont les designs sobres et banals ne permettent pas d’identifier principalement une marque. Vincent devient dès lors un personnage lambda, anti-publicitaire, lui permettant donc de se faufiler dans la rue sans être repéré.

L’autre particularité bien visible pour présenter l’opposition entre ses rôles précédents et celui-ci est évidemment la place de l’action dans le film. Plus qu’un thriller d’action old school, Michael Mann et le scénariste Stuart Beattie identifient Collatéral comme un drame à base d’opposition entre un alpha (Vincent) et un oméga (Max), un yin et un yang. C’est donc tout bonnement que l’action occupe ici une place bien différente des derniers films estampillés Tom Cruise, tels M :I :2 ou encore Minority Report, où l’acteur s’efforçait de courir aux quatre coins de la ville ou faire exploser des barils de pétrole pour semer ses partenaires. Ici, l’action ne doit être justifiée qu’en cas de dernier recours, et doit être effectuée en toute discrétion. Les scènes de corps-à-corps ont alors nécessité, pour l’acteur, un travail très important avec les forces spéciales, afin de minimiser les chorégraphies, sans générer d’amplitude ni de fluidité trop importante dans les mouvements et parvenir directement à l’essentiel. Le parti-pris qu’a choisi Michael Mann de filmer son antagoniste lors d’assassinats témoigne bien également de son idée de brutalité et de froideur : celles-ci sont régulièrement capturées en plan fixe, intégrant le bourreau et sa (ses) cible(s) dans le même cadre, le tout dans un découpage souvent très brutal, dans l’espoir de rendre aussi nerveuse que rude. Aussi faut-il préciser que ces scènes de gunfights, effectuées par Tom Cruise lui-même, sont soit coupées et donc "simplement imagées", soit offrent, comme dit précédemment, une dimension anti-spectaculaire lorsqu’elles surviennent car volontairement expédiées. Le but étant à nouveau de rester inconnu, et donc de ne pas se plier à la démonstration.



Enfin, le réel point qui fait que Tom Cruise souhaite rester inconnu dans ce film passe bien évidemment par le travail de l’équipe HMC (habillage-maquillage-coiffure) sur le tournage. Vieilli, barbu, trapu et filmé à sa hauteur ou en légère contre-plongée pour masquer sa petite taille, Tom Cruise se retrouve métamorphosé afin de démarquer ce rôle du reste de ses compositions. Bien que l’étiquette de jeune premier soit bien lointaine depuis quelques temps, l’acteur se débarrasse également de son habit de quadragénaire casse-cou, éternellement juvénile et séduisant, pour le troquer contre un personnage vieilli, froid, parfois cynique (« J’ai tiré, la balle et la chute l’ont tué ») et à la limite de la sociopathie. Ainsi, il est fortement visible de voir en ce rôle un contre-emploi total de l’image que reflète Tom Cruise.




... MAIS DONT LA RELATION AVEC MAX DÉVOILERA LES PLUS GRANDES FAILLES.



Mais il est compliqué de devoir effectuer une analyse entière du jeu de l’acteur, à l’époque âgé de 42 ans, sans en évoquer la relation a priori forcée qu’il entretient avec l’autre protagoniste du film, opposé en tous points à lui. Tout d’abord, leur caractérisation est bien différente : comme dit précédemment, la précision de Vincent dans le jeu et dans le geste lui permet dès lors d’aller à l’essentiel, sans avoir de remords outre-mesure. Il est méthodique et calculateur, son regard ne sert qu’à identifier les environs, ils n’ont aucun autre but. Par exemple, son jeu de regard inquiet autour du cadavre échoué sur le taxi lors de son premier meurtre n’est en aucun cas ironique, il a simplement pour but de voir s’il a été repéré par des gens ou des caméras.

Or, au contraire, le personnage de Max est un personnage qualifiable d’ « errant », car son projet de limousines pour célébrités est au point mort depuis une douzaine d’années, qu’il se complaît à une routine qui ne lui plaît guère, entre une mère éternellement insatisfaite, un patron tyrannique et des clients parfois sans-gêne (il suffit de voir les premiers clients de Max dans son taxi en début de métrage pour se rendre compte de son insatisfaction à l’égard de son métier). De plus, Max est quant à lui un personnage dont l’amplitude de ses mouvements font naître une expressivité non-dissimulable, un homme qui ne peut cacher ses sentiments vis-à-vis de ce qu’il découvre. Il est possible de prendre pour exemple les gestes quasiment ornementaux de balancier de ce protagoniste dans la séquence après l’assassinat de Daniel dans la scène de jazz, qui présentent sa sensation de fatalité, à bout de nerfs, mais incapable d’exploser face à ce barrage anthropomorphisé qu’il ne peut franchir.

Du point de vue de la personnalité, au-delà de ce qu’ils laissent bien trop facilement paraître, Max et Vincent sont des personnages opposés : leurs formulations et phrasés ne trouvent déjà pas une même fonction. Il faut dire qu’à partir du premier meurtre, chaque parole de Vincent devient alors rhétorique, c’est-à-dire qu’il peut anticiper chaque réponse possible de ses interlocuteurs. Mais Vincent possède un fond qui se révèle progressivement et qu’il tente sournoisement de cacher par de l’ironie, ou des propos cinglants bien sentis, pour ne pas éveiller encore un peu plus ses soupçons. Au contraire donc de Max, dont la franchise et sa personnalité à fleur de peau en font autant physiquement que verbalement, un livre ouvert.

Cependant, la rencontre fortuite entre ces deux caractères diamétralement opposés ne trouve qu’une connexion qu’à partir d’un point déshumanisant : l’argent. En effet, il est intéressant de voir que Max et Vincent se retrouvent très régulièrement séparés en deux espaces bien distincts, que l’argent et le sang versé par le tueur à gages connecteront derrière. Cette séparation claire provient du fait que Vincent est donc en phase de double observation lors de ses premières minutes en voiture : il découvre sa mission, et parallèlement écoute celui interprété par Jamie Foxx essayer de débattre sur les questions, facilement assimilables à des lieux communs, que le personnage joué par Tom Cruise lui pose. Or, Max, lui aussi, n’offre aucune réaction épidermique aux questions de plus en plus provocatrices de son camarade d’un soir, encore un peu sonné par les avances que l’adjointe du procureur, jouée par Jada Pinkett Smith, lui a fait auparavant. Ainsi donc, avec cet argent leur relation naît de leur système habituel : Max est attiré par l’appât du gain, « une somme qu’il ne pourrait se faire en une nuit » comme le dit Vincent, et ce dernier ne parvient à ses fins qu’en comprenant celui à qui il s’adresse. Pour autant, ces systèmes trouveront plus tard leurs dérèglements, lorsque Vincent se révèlera donc, ou quand Max prendra les armes pour battre son nemesis à son propre jeu, dans des environnements bien plus larges que le cocon, son taxi, dans lequel il s’enferme.




En effet, le dérèglement du système du personnage de Vincent se base principalement sur des valeurs familiales qui se retrouvent progressivement et involontairement révélées, comme les micro-indices qu’il laisse sur sa route (du sang par terre, des impacts de balle très précis, une plaque d’immatriculation…), permettant à la police de Los Angeles de le poursuivre. A vrai dire, le vrai facteur déclencheur de cette fissure ne concerne pas directement sa famille mais apparaît au moment de l’assassinat de Daniel dans le jazz-bar : en effet, en lui tenant la tête afin de ne pas éveiller les soupçons quant au bruit que ferait le haut du corps de la personne qu’il vient de tuer, il effectue un regard étrange sur ce corps. Ce regard ponctue en effet un point sensible qui a été touché chez Vincent : un centre d’intérêt commun, le jazz. Vincent procède alors à ce que Freud appellerait un refoulement, c’est-à-dire un rejet catégorique d’expressivité sur une chose qui nous est pourtant familière, qu’il marque par un clignement d’œil non naturel et une crispation de son cou. Ce point de rupture entre la personnalité froide et inaccessible de Vincent et cet humain au lourd passé prend son sens sur un autre acte, plus proche cette fois-ci de l’acte manqué : l’achat de fleurs. Cet achat s’explique par la visite de Max à sa mère à l’hôpital que Vincent lui oblige à faire, afin de rester dans sa routine nocturne pour ne pas éveiller, à nouveau, des soupçons. Il propose donc à Max de lui offrir des fleurs, ce que l’intéressé refuse. Vincent lui rétorque donc, avec une voix toujours douce mais en aucun cas ironique : « Elle t’a porté pendant neuf mois… ». Cette phrase peut faire sourire pour le décalage très assumé entre la personnalité de Vincent que l’on connaissait avant, et cette empathie soudaine pour une personne qu’il ne connaît pas.



Ce décalage est compréhensible par la vie de famille tumultueuse que Vincent explique plus tard, avec un père alcoolique décédé très tôt et une adolescence solitaire due aux difficultés de sa mère. Caractérisation soudaine, au détour d’une discussion dans la rue, d’un personnage créé de toutes pièces par Michael Mann et l’acteur qui lui prête ses traits, à partir de visites et de photographies de maisons délabrées, parfois insalubres, issues de quartiers difficiles de Los Angeles, pour appuyer le caractère difficile de son passé. Cependant, il faut constater que Vincent essaie de dédouaner ses propres propos quelques secondes après son récit personnel, par le biais d’un rire très sec et vicieux, faisant naître une ironie paraissant fausse, comme si lui-même rebroussait chemin. Cette insertion de fausses pistes provoque dès lors une profonde ambiguïté chez Vincent, créant alors de ce fait un antagoniste qui, au fur et à mesure, ne peut contenir ses émotions, sous peine de compromettre sa mission, et de se compromettre lui-même. Néanmoins, cet achat de fleurs pousse dès lors Vincent à se sentir exister, à être humanisé. Il devient même, en termes d’espaces, le lien direct avec cette femme, puisqu’il est filmé en amorce épaule lorsqu’il s’approche d’elle ; alors que Max se retrouve séparé, mis de côté par des plans rapprochés, à hauteur d’épaule, qui manifestent son dégoût et son mécontentement. Ici, il est même amusant de voir les rôles s’inverser : le temps se retrouve à nouveau suspendu, et les préoccupations s’inversent. Max, afin de mettre un terme à la discussion et par crise de jalousie, parvient à récupérer la mallette de Vincent qu’il avait laissé de côté tout simplement parce qu’il était distrait, pour discuter avec une mère qu’il n’a probablement jamais eu selon ses dires ultérieurs. Une once d’illumination, voire de fierté, naît sur son visage, il devient un être humain, plus une figure plastique dévitalisée, réduite à une fonction : sa tâche.




Enfin, bien après cette scène, le manque de liens familiaux forts dans la vie de Vincent se fait ressentir par la seule séquence réellement onirique du film : la scène du coyote. Cette scène, décrite par Tom Cruise comme étant « chargée de poésie », transforme un élément angeleno rare en une métaphore de la solitude, puisque Tom Cruise observe, la bouche légèrement entrouverte, passer furtivement l’animal, comme s’il provenait d’une apparition divine; là où Max, surpris à l’origine, semble bien plus rapidement retrouver ses esprits. Michael Mann filme ici de manière non dissimulée Los Angeles comme un espace mental, une modélisation d’esprit, d’un personnage, et plus uniquement comme un environnement propre à un enchaînement d’actions : ici, les éléments extra-diégétiques, associés à la focalisation soudaine portée sur Vincent, offrent une connotation subjective et un autre pan analytique. La musique extra-diégétique ici est une chanson de rock, Shadow of The Sun, interprétée par Audioslave, qui évoque elle aussi la solitude, l’autodestruction et le nihilisme, dans un ton et une mélodie s’apparentant à de la mélancolie, propre finalement à la psyché de Vincent à ce moment du film. Il est possible d’identifier la mort de Vincent comme étant un péché d’orgueil et un lâcher-prise, soit un péché terriblement humain : aurait-il pu finir sa mission au vu du nombre d’indices laissés, de sa blessure ouverte à l’oreille et désormais au ventre, et une identité révélée par le biais de son humanité ?





Et c’est dans cette révélation de la solitude du personnage et de son errance psychologique que le parallèle avec l’homme qui revêt les traits de ce personnage. Tom Cruise, l’être humain, et plus le rôle du film, a aussi eu beaucoup de mal à évoquer sa vie privée en public, mais y fut contraint dans une interview au milieu des années 1980. Interview, qu’il considérait lui-même à l’époque comme un « désastre » selon la journaliste Ronna Barett qui l’interviewait justement, au vu des thèmes que lui-même aborde : l’absence de modèle masculin, un père alcoolique avec qui il n’a jamais eu de bonnes relations, une volonté de réussir coûte que coûte… Le personnage de Vincent, lui aussi enfant d’un alcoolique et seule personnage semblant uniquement fonctionnel et sans attaches dans le métrage, découle donc d’éléments autobiographiques, et il est donc logique que Cruise lui-même ait participé à la profondeur de ce personnage, afin de lui donner une humanité sans pour autant que le spectateur réhabilite ses actes cruels. Pour compléter ce jeu avec un appui théorique, Foster Hirsch disait des acteurs stanislavskiens qu’ils « commencent plus près du coeur, à l’intérieur d’eux-mêmes, en explorant leurs propres intuitions, puis transfèrent leurs découvertes directement vers leurs personnages. Les stanislavskiens illuminent leur travail de l’intérieur ; […] utilisent [leur corps] organiquement pour exprimer la vie intérieure des personnages. » Cette idée de transfert s’applique donc ici à Tom Cruise, puisqu’il se fend d’une carapace, comme à l’époque, pour ne pas dévoiler toutes les émotions de Vincent d’un coup.

Cette idée de mêler des faits autobiographiques à un personnage de fiction brouille alors les pistes, comme dits en introduction, entre la star, l’humain, et le personnage qu’il joue. Tom Cruise lui-même est donc capable de tenir un triple discours, devant et derrière la caméra, mais basé sur des éléments cohérents qui ont des conséquences les uns aux autres. Le statut de « star humaine » qu’il revendique alors va au-delà de sa couverture médiatique puisqu’elle part à l’origine de sa propre expérience personnelle ici. De ce fait, Vincent, quoique grimé, est identifiable à Tom Cruise, selon les faits du personnage qui font écho aux faits connus par l’acteur. Et c’est encore ici qu’un paradoxe naît : l’inconnu se met alors en lumière quasiment tout seul, il devient quelqu’un d’identifiable. Ce dévoilement passe également par des effets de mise en scène, puisque cette mise en lumière se révèle être du premier degré : en effet, des spots lumineux (précisément des LED) à intensité et température de couleur variable étaient fixés par des Velcro sur les sièges des véhicules, dans le but de pouvoir éclairer les acteurs, mais également de les mettre progressivement en avant. Ce système d’éclairage va donc à contre-sens de l’idée de l’anonymat de Vincent, qui par son teint et ses habits aurait pu se fondre entièrement dans le décor ; et cette contradiction volontaire traduit donc ce dévoilement progressif de ce personnage.



Ainsi, il est tout de même difficile de pouvoir pleinement parler de contre-emploi pour ce rôle, car si l’acteur doit puiser dans son expérience pour trouver un bon compromis entre son personnage et lui, il peut également rester « figé » dans un archétype facilement identifiable et dit auparavant : la star de film d’action. Ainsi, quel rôle joue réellement Tom Cruise ? Cet usage sélectif se retrouve donc dans le genre, le thriller d’action, où il se marche vers la caméra quitte à ce qu’elle le perde dans le cadre pour se distinguer de la foule ; à courir pour pouvoir franchir ses obstacles, mais se retrouve désorienté dès qu’une situation n’arrive pas à aller dans son sens. Cette étrange sensation, très rare dans sa filmographie du nouveau millénaire, se retrouve dans la scène finale : après avoir reçu une balle assez facilement par Max à l’oreille, Vincent se retrouve étrangement fébrile et gauche, quitte à plonger la tête la première dans une vitre puis à chuter dans un simple fauteuil à roulettes dans le bureau du procureur angeleno. L’autre élément de l’usage sélectif est de reprendre des bases de son jeu dans les films d’action, c’est-à-dire l’arrestation ou l’assassinat d’un ou plusieurs ennemi(s) dans l’espoir de prouver sa légitimité ou son innocence. Ici, si la volonté d’assassinat reste la même, il joue pour la première fois un antagoniste, qui en plus d’insuffler le respect crée la peur et la méfiance, de par son habituelle imprévisibilité. Le corps comme représentation de force trouve ici un côté négatif donc, en plus d’être, comme dit précédemment, anti-spectaculaire.


« A GUY GETS ON THE MTA LA HERE AND DIES. THINK ANYBODY’LL NOTICE ? »



Ainsi, Michael Mann et Tom Cruise font de Vincent un individu à la fois robotique et humain, une ambiguïté naissant du passé tumultueux et radicalement différent de Max, mais également d’un désir de rester anonyme et inconnu pour pouvoir accomplir sa mission, malgré des failles humaines le rendant unique dans le film. Ce paradoxe suit alors Tom Cruise, individu bourreau de travail, se sentant normal et reconnu pour ses qualités d’acting, mais sans cesse rattaché à des événements antérieurs ou ultérieurs à sa médiatisation outrancière. Mais Collatéral, en plus de devenir l’un des plus gros succès critiques et commerciaux de la carrière de Tom Cruise, sera aussi le plus grand basculement de la carrière de Tom Cruise, notamment par rapport à son rapport à la solitude (Jack Reacher, Christopher McQuarrie, 2012), la fébrilité (Mission : Impossible : Protocole Fantôme, Brad Bird, 2011, où l’acteur bat son ennemi en chutant de plus de dix mètres dans un parking automobile et en se cassant les deux bras), mais également en terme d’entraînement physique et technique, où l’acteur ne cessera de surprendre par sa connaissance des armes depuis ce film et où ses acrobaties ne seront plus uniquement vectrices de surenchère gratuite. Il ne serait donc pas gratuit que de dire que ce film a changé, une fois de plus, les méthodes de travail et l’impact de Tom Cruise dans l’industrie cinématographique hollywoodienne.



BIBLIOGRAPHIE:



- City of Night : The Making of Collateral, Laura Davis, 2004.

- Commentaire audio de Collatéral par le réalisateur Michael Mann.

- Tom Cruise - Biographie, in http://www.linternaute.com (http://www.linternaute.com/cinema/tom-cruise/).

- Tom Cruise, in http://wikipedia.fr (https://fr.wikipedia.org/wiki/Tom_Cruise).

- La star comme entreprise: Tom Cruise, Joël Augros, in L’Acteur de cinéma : approches plurielles, Presses universitaires de Rennes, 2007.

- Cours d’économie de cinéma américain de Caroline Guigay, premier semestre de L2.

- Un Jour : Un Destin : Tom Cruise, dans les secrets d’une secte, Paul Degenève, 2009.

- Acting Hollywood Style, Foster Hirsch, New York, Abrams, 1991 (p.72).

- Rockyrama #6 : Michael Mann, Ynnis Edition, 2014.



FILMOGRAPHIE NOTOIRE (DANS L’ORDRE D’APPARITION DANS L’ANALYSE)


- Risky Business, Paul Brickman, 1983

- Un Amour infini, Franco Zeffirelli, 1981

- American Teenagers, Curtis Hanson, 1983

- Outsiders, Francis Ford Coppola, 1983

- Legend, Ridley Scott, 1985

- Top Gun, Tony Scott, 1986

- Jours de Tonnerre, Tony Scott, 1990

- La couleur de l’argent, Martin Scorsese, 1986

- Rain Man, Barry Levinson, 1988

- Né un 4 Juillet, Oliver Stone, 1989

- La Firme, Sydney Pollack, 1993

- Mission : Impossible, Brian De Palma, 1996

- Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick, 1999

- Mission : Impossible 2, John Woo, 2000

- Jerry Maguire, Cameron Crowe, 1997

- Collatéral, Michael Mann, 2004

- Jack Reacher, Christopher McQuarrie, 2012

- Mission : Impossible : Protocole Fantôme, Brad Bird, 2011

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