UNFRIENDED - CONTAMINATION TOTALE

Généalogie du Screen Life.


Remontons à la toute fin du siècle dernier. En 1998, deux ans avant l'officialisation de la fusion entre TimeWarner, conglomérat détenteur d'un des studios majeurs de cinéma aux États-Unis, et AOL, ancienne société de service Internet, Nora Ephron réalisa Vous avez un mess@ge, avec Tom Hanks et Meg Ryan. Si le film ne se sert d'Internet que comme un contexte d'une romance entre deux libraires à échelles différentes, son introduction quant à elle développe un horizon plus particulier: la contamination du nouveau média, Internet, de celui déjà centenaire, à savoir l'art cinématographique. Cette introduction contient le nouveau logo Warner qui vient s'incruster dans un écran d'ordinateur. D'abord au centre de l'écran, le logo « subit » un zoom arrière de la caméra pour présenter tout l'écran d'ordinateur, le reléguant au second plan, à échelle égale de celui de... AOL, en bas à droite, avec qui il tisse une diagonale. Cette diagonale préfigure par ailleurs en son centre une reproduction virtuelle tridimensionnelle de la ville de New York, lieu où les personnages interprétés par Tom Hanks et Meg Ryan se retrouveront, après s'être connus sur Internet sous des avatars, respectivement NY152 et Shopgirl.


Ce champ des possibles marque la frontière infinie sur laquelle pourrait déboucher cette fusion valorisée à l'époque entre 160 et 190 milliards de dollars à Hollywood [1]. Et si la greffe n'a finalement pas prise et AOL a disparu des radars, cette introduction a créé le premier pont entre Internet, les cercles sociaux de ce que Louise Merzeau appelait « hypersphère », lieu de communication et transmission d'informations numériques dans l'espoir de les connecter entre elles [2], et l'art cinématographique. Le but étant de présenter les tenants, aboutissants et risques de création des nouveaux groupes sociaux, à travers l'écran de l'ordinateur de chacun des utilisateurs. Cette manière de filmer du point de vue d'un ou plusieurs écrans est aussi régulièrement appelée screen life, puisque la vie, au sens littéral du terme, des protagonistes n'existerait que par le champ visuel que permet la capture d'écran.

Cette recherche de l'écran d'ordinateur ou de téléphone comme contamination du médium cinématographique emprunte également au déplacement du public vers de nouveaux écrans qui soumettent par ailleurs à innover une fois de plus: en mars dernier, le réalisateur Nicholas Winding Refn proclama en montrant son téléphone portable que le public aujourd'hui pouvait se contenter uniquement de regarder des œuvres audiovisuelles avec des écrans portables. La multiplication des écrans permet dès lors d'induire à la fois une promesse, logique, d'ubiquité écranique, organisée à travers la multiplication des points de vue et des applications disponibles en simultané sur un écran, mais aussi de réduire progressivement la taille de l'écran, quitte à innover pour mettre en scène de nouveaux espaces cinématographiques. Le format de plus en plus large n'est alors plus le plus demandé: il faut viser plus microscopique, avec des enjeux parfois microcosmiques également. Toutefois, cette notion d'écran informatique ne se base pas sur une structure formelle totalement novatrice: la réflexion d'une fenêtre gigogne, encadrée elle-même dans un espace plus large, existait déjà auparavant. Anna Caterina Dalmasso disait:

« L'histoire de ces fenêtres ne peut être détachée du dispositif optique et du régime scopique qui s'élaborait à l'époque de la Renaissance, quand la perspective planimétrique inscrivait dans le spectacle visible un cadre, composé par des lignes droites et se constituant par l'intersection d'un plan perpendiculaire à la pyramide visuelle, afin d'y voir à travers comme dans une fenêtre, ce qui allait être dépeint. » [3]

Ainsi donc, le cadre du dispositif écranique ne trouve alors qu'un sens que lorsque se met en place une arborescence composée d'une multitude d'autres cadres co-existants qui viennent souligner le récit et y apporter des informations au fur et à mesure.


C'est durant le courant de l'été, seize ans après l'introduction de Vous avez un mess@ge, que le producteur, cinéaste et scénariste russe Timur Bekmambetov décida de s'intéresser au projet d'un des réalisateurs qu'il finance habituellement, Levan Gabriadze. La genèse dudit projet était claire: tenter de comprendre les nouveaux moyens de harcèlement scolaire par le prisme des nouvelles technologies. C'est avec un million de dollars, que Bekmambetov et Jason Blum, producteur prolifique de films d'horreur à petit budget aux États-Unis, que Gabriadze tourna Unfriended, film quasi-intégralement doté du concept de screen life, puisque tout se passe du même point de vue, à savoir l'ordinateur d'une seule personne. Filmé en seize jours et distribué par Universal, le film est un succès commercial [4] et entraînera une suite trois ans plus tard.

Unfriended premier du nom raconte donc l'histoire de six amis, qui par pure coïncidence se retrouvent pour discuter sur Skype pile un an après le suicide d'une de leurs camarades de classe, Laura Barns. Peu à peu, Blaire Lily – la fille dont on observe l'écran de son MacBook – et ses amis se rendent compte qu'un individu inconnu répondant au pseudo « Billie227 » s'est introduit dans leur discussion, et après les avoir fait culpabiliser avec des photos compromettantes les menace de les exécuter un par un s'ils ne font pas ce qu'il souhaite. Si ces gens pensent d'abord à un hacker, ils se rendront compte très vite que ce compte mystérieux n'est autre que celui de Laura Barns, bien décidée à se venger de ceux qui lui ont commis du tort... Au contraire du film de Nora Ephron donc, qui était une histoire d'amour, Unfriended pose la question du harcèlement en ligne et de la mort qui peut en découler, par le biais du film d'horreur aux frontières du fantastique par la contamination progressive de la capture d'écran filmée qui sert de format d'image. Cependant, comme le film avec Tom Hanks, Unfriended questionne la relation de l'individu aux réseaux sociaux à travers le cadre que lui-même met en place pour se représenter à l'intérieur de ceux-ci.


Terreur point com.


Le cinéma d'horreur n'a eu de cesse de voir son genre être ramifié selon le système narratif que renferment leurs œuvres. Unfriended, quant à lui, se rapproche surtout de celui du slasher, dans le sens qu'il s'agit d'un jeu de massacre dont les repères moraux et sociaux se voient être contrebalancés par la présence d'une entité psychopathe qui va assassiner froidement les personnages les uns après les autres avec parfois une survivante, la « Final Girl », en fin de métrage. Cette « Final Girl », bien qu'elle meure probablement en toute fin de film, aurait pu être Blaire Lily, en raison du fait qu'il s'agit de la personne dont le spectateur regarde l'écran continuellement. L'identification à la protagoniste se fait par la barre de tâches de son MacBook, qui indique dès le départ son nom et possède également le marqueur temporel du film en haut à droite (l'heure, puisque le film est en temps réel).


Ses camarades sont composés d'autres adolescents présents au lycée avec elle: il s'agit de Mitch, son copain; Adam, le meilleur ami de Mitch et amant de deux soirs de Blaire; Jess, leur amie propre sur elle quoique parfois égoïste; Ken, adolescent en surpoids qui mange, possède un certain bagage en informatique et est également un grand blagueur; et enfin Val, caricature de la petite peste qui, comme le disent les protagonistes, n'aime qu'elle-même. Tous ces personnages apparaissent dans une discussion Skype graduellement, pour signifier la hiérarchie entre eux et l'importance que Blaire leur accorde. Ainsi, Blaire commence à discuter avec Mitch mais sont interrompus par une arrivée brutale de leurs amis dans leur conversation Skype. De là, il est identifiable de voir en ces caractérisations et les liens que tissent les personnages entre eux des archétypes du sous-genre du slasher, jusqu'à la question de la rationalité face à la force paranormale qu'est l'avatar de Laura Barns, revenue pour se venger. De plus, la présentation des personnages dans leurs obsessions, philosophies ou relations qu'ils entretiennent avec des objets (un blender, un pistolet...) permet d'en déduire comment ou avec quoi vont-ils mourir, comme un fusil de Tchekhov.

Il en est de même finalement pour les dilemmes présents dans le long-métrage entre Mitch, Adam et Blaire. Cette dernière a eu une aventure avec Adam, mais Mitch ne le sait pas. Cette relation va être au centre du film au moment du jeu du « Je n'ai jamais », lorsque Adam se retourne contre elle en lui sommant de dire la vérité. Ce dilemme amoureux convenu est visible par petites touches via des effets d'annonce suite aux différentes actions que Blaire a fait ou fait durant le film: sur sa messagerie privée Facebook, en dessous de sa discussion avec le compte Facebook de Laura en activité, se trouve une discussion archivée avec Adam, mais aucune avec Mitch. 


Le deuxième effet d'annonce se présente par la deuxième discussion Skype pour essayer de retirer l'inconnu de la discussion. Cette relance commence entre Adam et Blaire, alors que le long-métrage fait de la relation entre Mitch et elle une épanadiplose, à savoir que le film commence avec eux et se finit également avec eux. Adam est alors vu comme une interférence entre Blaire et son compagnon, d'autant plus qu'elle semble refuser de lui parler de Mitch de manière plus intime. Toutefois, ce dilemme est aussi vecteur d'une certaine gradation, où il est question de prise de drogue forcée et d'avortement entre Adam et une personnalité extérieure: le dilemme amoureux sert à exposer les tensions existantes entre les personnages tout en développant la caractérisation borderline du personnage d'Adam, plus ambigu et fourbe que ne le laissait croire son côté sanguin (logique ici, au vu de la situation) et tendre envers Blaire.




Le dispositif de screen life que propose le film propose également un détournement du cinéma d'horreur classique à travers le prisme du sound-design. A l'origine pensé pour le dessin animé, le « Mickey-Mousing » désigne un bruitage musical extra-diégétique en guise de soulignage d'une émotion ou d'un geste d'un protagoniste. Unfriended propose un détournement à deux mouvements, puisque le Mickey-Mousing ici est extra-diégétique en raison de l'impossibilité de connaître la source sonore des sons de Skype ou autres sites sur son MacBook, mais également parce que le sound-design se retrouve progressivement manipulé pour faire ressentir une émotion en plus d'une information. Chaque application possède son propre sound-design, donc a un sens bien défini, que le système scénaristique précise (un son pour Laura Barns sur Facebook, un son pour un nouveau message sur Skype, un son pour la messagerie privée...). Ce bruitage numérique se retrouve être réel, lors de l'approche de Laura Barns en fin de film: l'ordinateur devient silencieux afin de laisser paraître un bruit de porte qui grince. Cependant, les notifications de Skype se retrouvent modifiées lors du « Je n'ai jamais », puisqu'elles signifient désormais une défaite dans une notion du jeu définie et circonscrite par l'utilisateur intrus. Enfin, la visibilité du stress se fait aussi à travers le dispositif avant un regard sur les protagonistes en proie à l'inquiétude, puisque la peur se transmet par l'agitation du curseur de la souris, qui effectue des mouvements de plus en plus brusques pour signifier la tension dramatique induite.


Cette idée de jeu est le moteur de tension entre les êtres humains utilisateurs de la machine, contre la machine elle-même, où Laura Barns semble se faufiler. Johan Huizinga disait du jeu qu'il s'agissait d'une:
    « action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui s'accomplit dans un temps et dans un espace expressément circonscrits, qui se déroule avec ordre, selon des règles données, et qui suscite dans la vie des relations de groupe, s'entourant volontiers de mystère ou accentuant par le « déguisement » leur étrangeté vis à vis du monde habituel. » [5]
Si le fondement de l'utilité ne trouve pas son compte selon les théories de Huizinga dans ce que les personnages appellent « jeu », puisque ce dernier est vecteur de vie et de mort donc d'une utilité pour les joueurs; l'espace strictement circonscrit se retrouve ici être la fenêtre de Skype, puisque la fonction vitale des êtres humains passe par l'idée qu'il ne faut pas raccrocher. Skype remplace alors le lieu commun représentatif de l'intime dans le cinéma d'horreur à petit budget, tel une maison perdue dans les bois sans aucune possibilité d'intervention extérieure. Le jeu créé par Laura se base donc uniquement sur le fait que chaque personnage doit être visible à l'écran, dans un petit cadre qui réduit les gestuelles de chacun à cause d'un manque de profondeur de champ. Ainsi, la mise en scène se sert de l'écran pour étriquer visuellement ses personnages dans les cases qui leur sont attribuées, et ainsi figurer une fuite difficile à déceler.


Ce manque de fuite dans le cadre provoque alors en lui-même de nouvelles manières de créer à la fois un sursaut chez le spectateur mais aussi induire un certain égoïsme de la fenêtre d'utilisation de Skype. Les « jumpscares» présents sont effectués non pas à partir de la profondeur de champ, régulièrement utilisée dans le cinéma d'horreur classique, mais à partir de bugs informatiques ou de ce que l'on appelle des « glitches », soit ici des interférences visuelles dues aux fluctuations de circuits électroniques. Les bugs présents sont régulièrement présentés à l'origine par des icônes de chargement de l'image, puis d'une hystérie soudaine du protagoniste proche de mourir. Cette icône de chargement provoque un décalage avec le régime de direct présent dans l'application de discussion vidéo en ligne: si ces images chargent, c'est qu'elles n'appartiennent pas au même fragment temporel que les autres, dont le flux vidéo reste fluide. Le régime du direct reste donc ici le témoignage de vie des personnages, là où le différé, présage la mort passée d'un individu, puisque appartenant au passé.

Mais le centre du cadre comme point de fuite de l'image entrecoupé par les personnages provoque également un sentiment de prétention et d'égoïsme, puisqu'ils sont les seuls signes dans l'image qui apportent un sens, qui la font vivre. De plus, cet individualisme que l'on retrouve au fur et à mesure que le groupe se délite se retrouve paradoxal vis-à-vis de la mise en cadre proposée par Skype: le logiciel de discussion instantanée propose en son sein une hiérarchisation en fonction de qui parle vis-à-vis des autres, avec notamment deux ou trois personnes en haut de l'image, autant en bas. Ceux d'en haut ont un cadre plutôt grand, puisqu'ils sont dans l'absolu les moteurs de la discussion, ceux qui parlent le plus; et ceux d'en bas les écoutants. 


Toutefois, ceux en haut ont entre eux la même taille de cadre, et ceux d'en bas idem. Cette hiérarchie est sans cesse contestée par celui qui est mis au premier plan dans la discussion, mais celui qui parle le plus est régulièrement celui qui se prétend à l'instant T supérieur à ses amis. Adam, par exemple, se retrouve au centre lorsqu'il s'amuse avec son revolver en menaçant de tuer l'avatar énigmatique. Mitch est situé à la place d'Adam dans la discussion lorsqu'il demande à Blaire, qui lui déconseille fortement, de lui montrer le papier qui a été imprimé de force chez elle, alors que tout le monde sait que cela pourrait être préjudiciable. Ainsi, la place d'en haut sur Skype est à tendance dévalorisante, puisqu'elle permet de se donner en spectacle, d'annoncer une future hystérie de l'actant, ou de faire des gestes susceptibles d'emmener le groupe à sa perte.

Toutefois, ce jeu (« Je n'ai jamais », pour que chacun avoue ses crimes) et ce qui pourrait être appelé « contre-jeu » (le cheval de Troie que transmet Ken à ses camarades, pour éradiquer Laura de la discussion) se retrouve jouable dans un horizon quantifiable infini, puisque réussir à gagner passerait dès lors à réussir à émettre une action hors du cadre proposé par Skype. Ainsi, la notion d'écran s'aère ici, puisque le moyen d'attaque n'est finalement plus un moyen physique (il est impossible d'éteindre son Mac ou se déconnecter) mais un moyen virtuel, par un programme informatique numérique. La fuite se présente alors dans le hors-champ, en dehors de ce que présente Skype, dans le système d'exploitation de l'ordinateur qui reste tout au long du film le seul champ non attaqué par l'antagoniste originellement anonyme. La course du slasher pour échapper à un individu monstrueux ou masqué est supprimée, au profit d'une icône de chargement d'un virus en duel contre un chronomètre d'action.


Skype est vu dans le film comme le théâtre d'horreur du présent, en raison de son concept (la messagerie instantanée, en adéquation avec l'indicateur temporel sur la barre) et de son aspect fédérateur (il s'agit du « hub », point de rassemblement où se situe l'unité de lieu commune à tous les protagonistes). Il organise et ordonne une discussion que l'utilisateur est censé modérer de lui-même, par l'utilisation et la suppression de données ou de personnes. Ici, Skype lui-même circonscrit les gens, puisque le cadre signifie la vie des personnages, mais est lui-même circonscrit par une entité qui prend progressivement le contrôle du logiciel. Cette entité est difficilement considérable comme « humaine », puisqu'elle pourrait être Laura Barns, morte il y a un an, mais également parce que son profil ne contient aucune photo. Cette entité se compose uniquement de l'avatar attribué par Skype à la création d'un compte. Cet avatar neutre interroge les six amis sous divers angles, principalement l'humour puis l'inquiétude. L'inconnu ici fait peur, crée un malaise, mais parallèlement l'inconnu devient une figure normale, puisque, si ce quidam ne possède pas de photo de profil, il passe du pseudo classique inhérent à chaque nouveau venu (« Default user », qui deviendra un pseudonyme lambda, « Billie227 »), qui portera progressivement le nom de Laura Barns. Ce nom universel originel témoigne d'un environnement vaste, une énigme qui représente à la fois tout le monde et personne. Cet avatar, prochainement antagoniste, représente alors un monde sans images, indéchiffrable, où l'on peut y greffer nos fantasmes autant que nos peurs.



L'introduction et la reconnaissance – dans le sens que tout le monde perçoive que l'intrus s'est immiscée dans leur sphère intime représentée par leur discussion – de cette entité enclenche alors un mécanisme dont cette dernière est maître. Les meurtres sont préfigurés à l'écran dès la première insulte adressée à l'encontre de Laura Barns, par Ken. L'image de Ken, telle qu'elle est perçue par Blaire, devient de plus en plus abstraite, parasitée là aussi par des glitches qui se mettent à le défigurer et à saccader son son tout en le saturant, comme une volonté de le faire taire. Ainsi, l'impact prochain que l'avatar va effectuer envers quelqu'un se comprend par des mécanismes systématiques de mise en scène diégétique, dans le sens que ce qui est vu, ou entendu, est inclus à l'image, tout en s'intégrant également dans une logique de récit, proche du cinéma classique. Pourtant, ce qui différencie la mouvance classique du genre horrifique avec celui-ci est la divergence de ce que Gilbert Cohen-Séat appelait « fait cinématographique »: l'expérience cinématographique se traduit par la contextualisation via différents signes que connaît le spectateur, et qui sont présents ici dans la réalisation [6].

En effet, la mise en scène de Levan Gabriadze par l'écran, comme dit plus haut, s'effectue uniquement à l'intérieur de ce même écran, dans le sens où ce sont les personnages dans le récit qui commanditent les actions en cours, et non le réalisateur ouvertement, lui-même. L'écran, quant à lui, est à l'origine une matrice modifiée inlassablement, dont les applications ou logiciels élaborés permettent de créer de nouvelles strates de récit: la scène de suicide visionnée en début de film par Blaire Lily, qu'elle hésite par ailleurs à regarder, amorce l'enjeu du film tout en créant une nouvelle strate de récit. La discussion sur Skype entre les amis est plus tard alimentée par des flash-backs gérés par le navigateur Google Chrome via des photos, vidéos ou autres statuts.



L'écran est aussi révélateur de ce qu'il peut cacher et révéler: la superposition de logiciels et/ou applications donnent une dimension à la fois opaque mais aussi de transparence. Réduire une fenêtre sur Mac revient ici à cacher des informations essentielles au spectateur, par exemple. Mais le principe de transparence est visible par le biais de la messagerie privée, comparable ici avec le principe d'aparté présente au théâtre: cette messagerie entre Mitch et Blaire leur sert à commenter les actions passées, exprimer leurs pensées ou leurs doutes face à ce qu'ils viennent de voir.



Lev Manovich appelait ces nouveaux écrans tels que l'ordinateur portable ou le smartphone des « écrans virtuels », du fait qu'ils peuvent se fragmenter par le biais de différents onglets ouverts ou autres éléments, mais aussi parce qu'il appellent continuellement une interaction avec l'utilisateur [7]. L'utilisateur de celui-ci créé une action qui a besoin initialement d'une interaction pour être effectuée. Le film joue par ailleurs avec le spectateur sur ce point de vue, puisque le film appelle à jouer sur son impuissance et déjouer sur les détails les différents événements avec lequel il interagit dans la vie de tous les jours. Il est également possible d'évoquer la possibilité de voir sur le même écran un fait (une photo, un texte ou autre) et par la même occasion la réaction de la personne qui la lit, comme une sorte d'effet Koulechov régi sur un même écran, qui fait office d'ubiquité, dont il sera question bien plus tard. Ainsi, l'écran ici est un événement familier qui se referme inévitablement comme un piège, où certaines actions demeurent impossibles, et où Blaire elle-même va perdre le contrôle de son propre écran, pourtant dernière possibilité de rester en vie.


Contenu déplacé.


L'écran informatique crée une relation d'interdépendance avec l'utilisateur en premier lieu, notamment par rapport à ce que Jonathan Crary appelle « économie de l'attention », à savoir que chaque entité doit, pour vivre, exister à travers l'attention du spectateur qu'il doit capitaliser coûte que coûte [8]. Si cette théorie existait pour pouvoir globalement expliquer les chaînes d'information en continu et les supports publicitaires qu'elles contiennent, ceci peut s'appliquer également sur l'écran d'Unfriended: ce qui pousse Blaire à répondre à un message de Laura Barns, par exemple, est l'apparition d'une notification de Facebook qui l'intrigue et qui la pousse à jeter un coup d’œil. Malgré la fixité totale du cadre qui permet à l’œil du spectateur de se balader dans l'image, ses capacités cognitives sont sans cesse rattrapées par des alertes sonores ou des « pop » visuels qui viennent attirer son regard et lui permettre d'attirer toute son attention. A l'origine pensé pour la publicité qui s'immisce au milieu des programmes de télévision dans l'optique de vendre au détriment d'informer, cette théorie s'applique même stricto sensu dans le film lors de l'apparition surprise d'une publicité au centre de l'écran, détournée pour parasiter l'image tout en commentant avec cynisme les événements qui viennent de se dérouler, capitalisant sur les faits tragiques.


La vie des personnages est alors ici compréhensible à travers deux éléments: une image mouvante, en temps réel, dans un cadre très court, et une possibilité pour Blaire de faire mouvoir son curseur dans l'espace cinématographique que met en scène le film. Le rapport de force s'effectue par ailleurs par ce dernier point: les moyens de contrer Laura sont d'essayer de manipuler manuellement différents éléments, dont on comprend les tentatives à travers l'écoute du pianotage du clavier ou des clics de souris. Bruitages bientôt plus audibles au fur et à mesure que le film avance, puisque, après l'abstraction de leur résolution vidéographique via de multiples glitches, Laura Barns prend le contrôle de leurs actions sur leurs ordinateurs, sans possibilité de modification manuelle. La main est alors le dernier témoin de vérité: lors de la publication de photos compromettantes de Val à une soirée, chacun lève les mains et les présente la paume vers l'avant, pour signifier le vide et en même temps exprimer son absence de mobilité vis-à-vis de l'écran. 


La deuxième utilisation des mains se fait au « Je n'ai jamais », dont le but est de présenter les cinq doigts d'une main et de les fermer un par un si ce que le maître du jeu a déjà été effectué. La représentation visuelle de la main levée, avec le buste droit synonyme de confiance, peut faire penser au prêt du serment des États-Unis sur la Constitution afin d'assurer au jury l'entière vérité des propos qui seront tenus ultérieurement. La main, associée au visage, reste l'élément humain moteur de vérité.



Cependant, cette anthropotechnie reste tout de même au service d'une dépendance envers l'écran informatique qui reste entretenu. Il n'est donc pas rare de voir celui-ci devenir valeur de vérité pour les personnages en même temps que eux, par son usage, assigne une vérité à celui-ci. Ce lien de cause à effet induit forcément un rapport de force entre l'écran et l'être humain qui tournera en faveur du premier cité en raison de la possibilité de celui-ci de se mouvoir sans l'Homme qui le commandite. Cette dépendance se fait déjà ressentir par l'éclairage de l'écran: celui-ci n'est jamais influencé par les différentes lumières émises ou non par Blaire dans sa chambre, il reste sans reflet, imperturbable. Cela peut laisser croire à un sentiment de perdition, sans aucun regard vers l'extérieur de ce monde virtuel par les personnages.

Ce mode virtuel est devenu à lui seul la nouvelle valeur sociale de la jeunesse internationale: à travers la connexion et le transport ininterrompu de flux, les réseaux sociaux établissent un rapport à l'altérité plus large que ce que la réalité (l'extérieur) promettait précédemment. Ce remplacement du cercle social par un plus vaste est visible dans le film par la réplique de Val lors de la publications de photos compromettantes à son égard: elle souhaite que chacun enlève ses amas de pixels car elle est « amie avec sa mère ». La dimension familiale s'éclipse au profit d'une amicale. La sémantique de Facebook s'explique par la terminologie du mot « ami », utilisé car neutre, induisant une illusion de proximité avec les autres internautes, mais par la même occasion connoté à ce réseau social. Terminologie substituant les rapports sociaux (famille, hiérarchie) dont il est question dans la vie réelle. Cependant, dans le film, les normes sociales se retrouvent également bousculées lorsque Mitch demande à Blaire de supprimer de sa liste d'amis Laura, afin de ne plus être en contact avec elle par messagerie privée. Ce choix se révèle être difficile pour elle, puisque ce nouveau cercle social, plus abstrait et étendu (on peut demander ou accepter en ami n'importe qui, si tant est qu'il y ait un consentement mutuel; mais une suppression de son cercle est toujours unilatérale), affiche une visibilité plus accrue pour les reste des utilisateurs. Rémy Potier expliquera dans son article sur le fait de supprimer quelqu'un de ses amis:

« Dans une étude de Bevan, J. L., Pfyl, J., & Barclay, B. (n.d.), «Negative emotional and cognitive responses to being unfriended on Facebook : An exploratory study », les auteurs relèvent des effets liés au rejet au sein de Facebook caractérisé par le fait d’être refusé comme ami, suite à une demande. Ces expériences sociales sont pour les adolescents plus que pour d’autres particulièrement difficiles à vivre, tant la blessure narcissique ressentie à l’occasion brise le miroir positif qu’ils viennent rechercher dans ces réseaux.
Ces deux récits caractéristiques montrent que l’enjeu narcissique propre aux réseaux sociaux n’est pas dénué de conflits. Cette conflictualité touche à la différence et se joue dans l’isolement du sujet face à l’écran. La pacification apparente du réseau s’appuie sur cette violence spéculaire où l’agressivité, notamment à l’heure du pubertaire, s’exprime par [...] la promotion de soi au détriment du souci de l’autre. » [9]

Le souci de l'autre ici, bien qu'il fut présent précédemment puisque provoquant la mort de Laura, trouve son point d'orgue dans la suppression de ses amis de cette dernière, qui lui reprochera par ailleurs immédiatement. La promotion de soi, « l'enjeu narcissique », est mis en valeur, au contraire de l'interlocutrice qui, à l'origine, ne lui demande à l'origine que de l'aide.
Mais cette relation de dépendance à l'écran se fait également par le biais de la technologie comme prolongement du corps: l’œil est ici remplacé par une caméra portée, justifiant alors un nouvel écran qui imprime un souvenir, ici à but humiliant (la vidéo où Blaire filme Laura paraissant en coma éthylique gratuitement, sans aucune raison, est un exemple frappant de la dépendance à l'image). 



Il en est de même dans le traitement des logiciels: le virus que tente d'implanter la protagoniste et ses amis parle de contenu « analysé » et « infecté ». Il y a une dimension humaine à la surface écranique, lui adjugeant à lui aussi une vitalité, l'approchant de plus en plus de ses utilisateurs qui tentent d'exclure l'intrus de leur groupe Skype. L'écran propose aussi un prolongement mémoriel, dont nous parlerons plus tard, qui permet à l'être humain de stocker des données qu'il est susceptible d'oublier, lui attribuant des capacités propres à un être humain. Merleau-Ponty, en 1961, s'interrogeait déjà sur la perception d'un tableau par l’œil humain et précisait dès lors qu'il voyait « avec ou selon le tableau » plutôt qu'il ne le voyait [10]. S'adopte alors une question d'association et de point de vue basé sur un système d'échanges entre ce que le tableau transmet par sa structure, ses couleurs, ou autres spécificités, et ce que le spectateur peut y voir. L'écran virtuel en effectue le même travail, Mauro Carbone disait alors que les « écrans contemporains » sont des « dispositifs, des prismes qui modélisent notre manière d'agir dans le monde contemporain » [11]. Ces deux théoriciens et philosophes du cadre évoquent dès lors une relation d'interdépendance, car si l'écran en général fait office de complément aux attributs physiques et cérébraux de ses utilisateurs, il provoque également une absorption de l'humain dans son univers virtuel par le prisme de l'émission d'une information.



Mais l'être humain, au-delà de penser avec ou selon l'écran, peut aussi être vaincu face à l'hypermnésie de celui-ci face aux différents documents ou images qui ont pu passer sa vue. L'écran ici est à valeur de projection, autant qu'il peut en cacher certains. Tout d'abord, cet écran peut s'avancer comme un prolongement de la mémoire, par la recherche de souvenirs sur les navigateurs web. Les exemple sont nombreux dans le film: chaque hyperlien partagé par les différents actants témoignent d'un souvenir destiné à modifier le comportement de chacun, qui semblait avoir oublié ce qui a pu se passer pour Laura Barns. L'écran ici révèle, présente, ou rappelle les différents vices qui planent au-dessus des têtes des six étudiants.Comme dit plus haut, Google Chrome sert alors de découpage informatique de différentes analepses qui font informer le spectateur et ponctuer le récit de compléments de caractérisations, afin de diminuer progressivement l'empathie envers tous ces adolescents, responsables directement ou non de la mort de Laura. Adrien Mitterrand disait à propos de l'hypermnésie de l'écran et d'Internet sur Critikat:

« L’image publique, si dramatiquement essentielle à cet âge là, est non seulement visible par tous, mais surtout sauvegardée désormais : internet est à l’origine d’une époque nouvelle dans laquelle l’oubli n’existe plus. » [12]

Ce découpage diégétique permet alors à l'écran de s'enrichir ou d'enrichir les connaissances des protagonistes, tout en lui permettant de révéler ses capacités hors-normes qui vont au-delà de ces fonctions. L'écran, par le biais de Laura Barns, devient une entité déifique, car il devient progressivement omniscient, omnipotent et omniprésent. Comme expliqué précédemment, son omniscience provient des connaissances emmagasinées par les nombreuses bibliothèques d'images autour du suicide de la jeune Laura, lui permettant dès lors d'avoir un temps d'avance sur les fonctions mémorielles et cognitives des êtres humains dont le cortex cérébrale sert justement à faire le tri. L'omnipotence se justifie par la possibilité, par l'identification d'un lieu, à interagir avec. Il possède dès lors une capacité d'action. 

Ainsi, Unfriended détourne la théorie de l'écran virtuel de Lev Manovich en montrant que l'écran cette fois-ci joue avec le réel, au contraire du réel qui n'en a plus les capacités. La scène la plus marquante à ce sujet, après l'influence notable sur les meurtres commis, reste celle où Adam se déplace avec son ordinateur et semble tourner en rond pour le poser. Une fois avoir pu voir les différentes pièces de sa chambre, les lumières s'éteignent, provoquant une stupeur chez lui. Cela appuie le sentiment de pouvoir dans le monde réel, en plus de celui virtuel déjà présenté avant, par la répétition d'une fenêtre de navigateur donnant vers une vidéo contre Laura Barns, mais également par le lancement d'une musique cynique en boucle, qui souligne la honte et amplifie la colère de chacun envers Blaire lorsqu'elle avoue avoir trompé Mitch avec son meilleur ami.



L'omniprésence, quant à elle, passe comme l'omnipotence par le sentiment d'ubiquité, déjà présente au tournage [13] : sur Skype, par exemple, les fenêtres sur les huit protagonistes permettent à l'écran de contrôler leurs faits et gestes, mais aussi d'installer de nouvelles caméras qui permettent dès lors de créer un hors-champ qui figent les personnes une fois avoir trouvé l'emplacement de la nouvelle caméra dans leur pièce. Ainsi, les fonctionnalités inhérentes habituellement à Dieu selon les mythologies monothéistes se retrouvent ici modélisées par le prisme d'une surface écranique qui projette des pouvoirs supérieurs à celui qui l'enrichissait par les souvenirs et la technologie. De même, l'écran semble choisir lui-même ce qu'il souhaite voir sur Skype: à l'origine basée sur l'automatisation du champ/contre-champ selon qui parle, le logiciel met désormais en haut de la discussion les principaux concernés par un sujet évoqué, dans une organisation logiquement établie (par exemple, quand Val et Jess commencent à s'écharper sur la publications de photographies qui mettent à mal la première citée, Blaire voit sa parcelle d'écran s'immiscer entre les deux, comme médiatrice dans cette querelle). 




L'omniprésence entre réel et virtuel après contamination effective de chacun des postes des participants à la conversation se matérialise également par l'appel de Ken à la police pour tenter de débusquer le « hacker » derrière ces agissements, ce à quoi son interlocutrice lui somme de ne pas raccrocher, avec une voix progressivement informatisée. Une transition entre les deux « univers » présents ici s'effectue lors de l'ubiquité non pas du regard que l'écran peut porter, mais aussi sur ce qu'il peut émettre de lui-même. Lors du jeu entre Blaire et Adam, une feuille de papier s'imprime chez les deux personnages. Ces deux personnes ont pour but de cacher ce qu'elles indiquent. L'écran ici, une feuille de papier, est un dispositif de projection qui doit paradoxalement être protégé du regard. Se créé dès lors un hors-champ d'un nouvel écran qui génère une protection contre la mort de l'un des deux.

Sa capacité déifique reste également une question de ses capacités par la possibilité de « résurrection » d'un corps à travers les données qu'il a pu absorbées par la demande de visionnage de différentes vidéos effectuée par son utilisatrice. Adrien Mitterrand, dans son article à l'occasion de la sortie du DVD de ce film, parlait dès lors de « cimetière indien numérique », dans le sens où celui-ci est ici « composé des innombrables comptes appartenant encore à des personnes décédées ». Ainsi, la vie d'une personne selon Internet existe ici à travers les souvenirs compilées qui honorent et éternisent sa mémoire. L'écran possède alors une capacité de résurgence à travers les multiples données accumulées lors de la mort de celle-ci, à travers le harcèlement qu'elle a pu subir à cause de différents problèmes familiaux.

L'avatar est une notion essentielle dans le film Unfriended. Si celui neutre du fantôme de Laura donne une valeur universelle à ce compte et l'étend à un message plus large sur le danger du harcèlement, il est aussi une valeur psychologique, signe de dépersonnalisation [14]. Ainsi, il existe une dissociation entre le paraître et l'être qui crée un sentiment différent selon le « masque » que l'on accepte d'arborer sur son avatar. L'écran sert alors de masque porté pour afficher une facette différente de soi-même; la dépersonnalisation apparaît alors ici lors d'un changement de sphère sociale, qui cache les vices pour montrer le visage que l'on souhaite. Dans le cas de Laura, son avatar neutre est une donnée indéchiffrable et inconnue, qui fait peur en raison de son impossibilité à la sonder. La seule manière de comprendre son cheminement est d'en analyser son écriture, semblant très joueuse. Elle n'hésite pas, par ailleurs, à envoyer des émoticônes semblant sourire lorsqu'un conflit éclate dans une discussion au début du film. Le fait qu'on ne sache pas qui est réellement la personne derrière cet avatar et en même temps qu'on ne parvient pas à déchiffrer son avatar fait se demander si elle n'est pas la seule détentrice de la vérité, et par la même occasion la seule personne « naturelle », sans filtre, dans la discussion.
Les glitches présents à l'image de chacun des personnages possèdent également une valeur symbolique à travers cette idée d'avatar et de dépersonnalisation: en effet, ces glitches, lorsqu'ils s'approchent des visages des personnages, donnent à leurs visages une certaine monstruosité, signifiés de leurs actions que Laura met en lumière au fil des minutes du film.

Les photos de profil des personnages créent aussi un contrepoint total avec la situation. La connotation des réseaux sociaux dans Unfriended est régulièrement de se montrer sous son plus beau jour pour signifier une assurance et une donnée supplémentaire (amicale, humoristique, etc.) Ces photos de profil apparaissent ici en contrepoint de la situation, dans le sens qu'elles créent une césure avec le régime du direct (elles apparaissent uniquement lorsque les gens se déconnectent, et donc meurent), mais leur assurance se retrouve contre-balancée avec leur mort. Par exemple, la mort de Mitch, qui se plantera durement coup de couteau dans l’œil, est vue en direct par sa compagne avant que n'apparaisse sa photo de profil où celui-ci exhibe fièrement ses muscles dans une photo garnie de filtres dignes d'Instagram.


Ce même réseau social est également connotée pour la possibilité d'incorporer divers filtres esthétiques modifiables afin d'embellir habituellement une photographie. La seule utilisation d'Instagram ici s'effectue lors de la publication d'une photo d'un écran où Val demande violemment à Laura de se suicider. Ces morts trouvent un point commun avec le sadisme de certaines images humoristiques, appelées mèmes, présentes sur Internet. Ces mèmes sont ici détournées pour installer une tension et une peur aux protagonistes, et non pas à but de les faire rire. Il existe donc un détournement majeur d'un code des réseaux sociaux, très utilisé et donc déjà fortement connoté dans ce qu'il représente. 



Cette photographie non retouchée contre-balance aussi en déplaçant l'outrance esthétique en une outrance plus sémantique, dans une photographie où l'absence de retouches et la présence de défauts, dont notamment les problèmes de balayage de l'écran informatique, rendent tout ceci vrai. Finalement, les seules photographies perçues comme témoignages de vérité présentent ici un défaut pictural ou de carnation en raison de leur instantanéité: les photos floues de Val ivre en début de métrage, la discussion en direct mal éclairée et présentant les défauts des visages de chacun (un double-menton, des défauts de peau...) sur Skype ou encore l'exemple de la conversation citée précédemment avec le balayage de l'image mal géré par l'obturateur de l'appareil qui captura la photographie offrent une vision réelle et sans filtre de ces personnages, au-delà des caractères qu'ils laissent supposer sur leurs réseaux sociaux respectifs. 



Et cette question de détournement de la connotation des réseaux sociaux est aussi visible dans la relation harceleur/harcelé qu'entretiennent Blaire et Laura ensemble. Blaire, par volonté d'oublier, ne souhaite ne retenir que les bons moments qu'elle a entretenus avec Laura, en revoyant les photos qu'elles avaient pu prendre ensemble lorsqu'elles étaient amies ou bien en visitant une page Facebook de commémoration, « RIP Laura Barns », qui comme son nom l'indique héberge des messages peinés après son suicide. Cette page du réseau social créé par Mark Zuckerberg témoigne aussi d'une artificialité, puisque la photographie de Laura Barns tout sourire, parsemée de bruit qui dénature, parait artificielle car prise sur un fond noir qui lui donne une sensation d'atemporalité, contredit avec le harcèlement qu'elle semblait subir selon les divers documents à ce propos, présents à l'écran. De plus, une bougie allumée orne la photo de profil de la page, symbole connoté pour honorer une mémoire, mais le manque de contenu précis autour de cette photo autant que celle de couverture relèvent une hypocrisie de la commémoration, marquant un énorme vide semblant signifier le peu d'informations et le vide affectif autour d'elle.

Pourtant, les commentaires impromptus en fin de vidéo, lorsque Laura publie la vidéo d'elle que Blaire a filmé pour l'humilier, font renaître divers utilisateurs pourtant invisibles et peu présents autour de la jeune fille décédée auparavant à l'écran, comme un réveil d'une certaine hypocrisie et le lancement d'un nouveau harcèlement en guise de vengeance. Ainsi, le harcèlement est un mouvement cyclique, où chaque document ici est une possibilité d'attaquer et de menacer de mort les utilisateurs des réseaux sociaux.




Hypocrisie hyperconsciente.


Unfriended de Levan Gabriadze est un film de contamination à deux mouvements: si le film lui permet de creuser le concept du screen life afin d'en transposer les codes du cinéma d'horreur classique, et principalement le sous-genre du slasher, le réalisateur en explore également les fondements sociaux, sur les liens entre les utilisateurs de Facebook, Twitter et encore Skype pour questionner la possibilité infinie de l'avatar, masque que l'écran, figure déifique dont l'être humain en reconnaît sa dépendance, est capable de tout mettre en exergue au détriment de la vraie personnalité de chacun. Mais cette contamination des réseaux sociaux permet également de proposer un œil critique sur la pop-culture des années 2010, à travers les mèmes et autres dispositifs esthétiques à outrance, témoignages d'une hypocrisie au détriment d'un régime de vérité, qui lui reste non retouché. La déconnexion en fin de film, avec le dernier « jumpscare » réel, figure en lui-même la fin de l'argumentation du film sur les réseaux, en fermant de force l'écran de Blaire, la laissant dans l'obscurité quasi-totale, et en l'attaquant physiquement cette fois-ci.

Le concept du screen life sera exploré à nouveau plus tard, par des films comme Searching par exemple, mais l'écran dans ce dernier sera une valeur narrative et informative qui restera bridée par des mouvements de caméra dans l'image pour en proposer une approche didactique. Le découpage ne se fait alors plus par l'écran lui-même, mais par le mouvement, le visible et l'invisible que choisit le réalisateur, dont on ressent la présence. Unfriended, quant à lui, se verra agrémenté d'une suite, plus basée sur le genre du « techno-thriller », où le caractère déifique toujours présent se verra cette fois-ci traduit par un être humain cette fois-ci, devant un écran géant qui compile en lui-même les écrans de tous les actants du film.




Bibliographie :


Monographies:
  • BODINI, Jacopo, CARBONE, Mauro, Voir selon les écrans, penser selon les écrans, éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, 2016.
  • CITTON, Yves, CRARY Jonathan, « Le capitalisme comme crise permanente de l'attention », in L'économie de l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, éd. La Découverte, coll. Sciences humaines, 2014.
  • DALMASSO, Anna, Caterina, Le corps, c'est l'écran. La philosophie du visuel de Merleau-Ponty., éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, septembre 2018.
  • HUIZINGA, Johan, Homo Ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1938 (première éd.), 1988 (rééd.).
  • MANOVICH, Lev, The Language of New Media, MIT Press, 2001.
  • MERZEAU, Louise, « De la vidéosphère à l'hypersphère : Une nouvelle feuille de route », in Médium : Transmettre pour Innover, éd. Babylone, 2007, pp.3-15.
  • MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l'Esprit, Gallimard, 1961.

Périodiques:
  • POTIER, Rémy, « Facebook à l'épreuve de la différence.  Avatars du narcissisme des petites différences », in L'Esprit du Temps, n°121, 2012/4, pp. 97-109.

Sitographies :



Filmographie sélective (dans l'ordre d'apparition dans l'article):

  • Vous avez un mess@ge, Nora Ephron, Tom Hanks, Meg Ryan, Parker Posey, Greg Kinnear, Delia Ephron, John Lindley, Richard Marks, George Fenton, Lauren Shuler Donner, 1998.
  • Unfriended, Levan Gabriadze, Shelley Enning, Moses Jacob Storm, Renee Olstead, Will Peltz, Nelson Greaves, Adam Sidman, Parker Laramie, Andrew Wesman, Timur Bekmambetov, Jason Blum, 2015.
  • Searchingportée disparue, Aneesh Chaganty, John Cho, Debra Messing, Sara Sohn, Michelle La, Sev Ohanian, Juan Sebastian Baron, Nick Johnson, Will Merrick, Torin Borrowdale, Timur Bekmambetov, Adam Sidman, Natalie Qasabian, 2018.
  • Unfriended: Dark Web, Stephen Susco, Colin Woodell, Stephanie Nogueras, Betty Gabriel, Rebecca Rittenhouse, Kevin Stewart, Andrew Wesman, Timur Bekmambetov, 2018.



Notes de l'article


[1] Auteur inconnu, « AOL-TimeWarner : la fusion hors-normes d'Internet et des médias », in lesechos.fr, 10 janvier 2001.

[2] MERZEAU, Louise, « De la vidéosphère à l'hypersphère : Une nouvelle feuille de route », in Médium : Transmettre pour Innover, éd. Babylone, 2007, pp.3-15.

[3] DALMASSO, Anna, Caterina, Le corps, c'est l'écran. La philosophie du visuel de Merleau-Ponty., éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, septembre 2018.

[4] Le film récolta plus de 32 millions de dollars au box-office aux Etats-Unis uniquement contre son million de budget, selon le site Internet BoxOfficeMojo.com (https://www.boxofficemojo.com/movies/?id=cybernatural.htm).

[5] HUIZINGA, Johan, Homo Ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1938 (première éd.), 1988 (rééd.).

[6] Gilbert Cohen-Séat définissait un fait cinématographique précisément de cette manière : « Le film n'est qu'une petite partie du cinéma, car ce dernier constitue un vaste ensemble de faits dont certains interviennent avant le film (infrastructures économiques de la production, financement, techniques des appareils, studios...), d'autres après le film (influence culturelle, réaction des spectateurs, mythologie des « stars »...), et d'autres encore pendant le film, mais à côté et en dehors de lui (rituel social de la séance de cinéma, équipement des salles, problème de la perception des images...) » .

[7] MANOVICH, Lev, The Language of New Media, MIT Press, 2001.

[8] CITTON, Yves, CRARY Jonathan, « Le capitalisme comme crise permanente de l'attention », in L'économie de l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, éd. La Découverte, coll. Sciences humaines, 2014.

[9] POTIER, Rémy, « Facebook à l'épreuve de la différence. Avatars du narcissisme des petites différences », in L'Esprit du Temps, n°121, 2012/4, pp. 97-109.

[10] MERLEAU-PONTY, Maurice, L'Oeil et l'Esprit, Gallimard, 1961.

[11] BODINI, Jacopo, CARBONE, Mauro, Voir selon les écrans, penser selon les écrans, éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, 2016.

[12] MITTERRAND, Adrien, « Communication virale », in Critikat.com, 27 octobre 2015. <https://www.critikat.com/dvd-livres/dvd/unfriended/>.

[13] Le film aurait été tourné dans une seule et même maison, dans six pièces différentes, afin de limiter les coûts de production, selon la page des secrets de tournage de AlloCiné. (http://www.allocine.fr/film/fichefilm-230452/secrets-tournage/).

[14] Merleau-Ponty disait dans Phénoménologie de la perception en 1945 que « la dépersonnalisation et le trouble du schéma corporel se traduisent immédiatement par un fantasme extérieur. » Ce fantasme peut être ici le « transfert » du monde réel vers celui virtuel, par le biais d'un avatar, notamment.







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