UNFRIENDED - CONTAMINATION TOTALE
Généalogie du Screen Life.
Remontons
à la toute fin du siècle dernier. En 1998, deux ans avant
l'officialisation de la fusion entre TimeWarner, conglomérat
détenteur d'un des studios majeurs de cinéma aux États-Unis, et
AOL, ancienne société de service Internet, Nora Ephron réalisa Vous
avez un mess@ge, avec Tom Hanks et Meg Ryan. Si le film ne se
sert d'Internet que comme un contexte d'une romance entre deux
libraires à échelles différentes, son introduction quant à elle
développe un horizon plus particulier: la contamination du nouveau
média, Internet, de celui déjà centenaire, à savoir l'art
cinématographique. Cette introduction contient le nouveau logo
Warner qui vient s'incruster dans un écran d'ordinateur. D'abord au
centre de l'écran, le logo « subit » un zoom
arrière de la caméra pour présenter tout l'écran d'ordinateur, le
reléguant au second plan, à échelle égale de celui de... AOL, en
bas à droite, avec qui il tisse une diagonale. Cette diagonale
préfigure par ailleurs en son centre une reproduction virtuelle
tridimensionnelle de la ville de New York, lieu où les personnages
interprétés par Tom Hanks et Meg Ryan se retrouveront, après
s'être connus sur Internet sous des avatars, respectivement NY152 et
Shopgirl.
Ce
champ des possibles marque la frontière infinie sur laquelle
pourrait déboucher cette fusion valorisée à l'époque entre 160 et
190 milliards de dollars à Hollywood [1]. Et si la greffe n'a
finalement pas prise et AOL a disparu des radars, cette
introduction a créé le premier pont entre Internet, les cercles
sociaux de ce que Louise Merzeau appelait « hypersphère »,
lieu de communication et transmission d'informations numériques dans
l'espoir de les connecter entre elles [2], et l'art
cinématographique. Le but étant de présenter les tenants,
aboutissants et risques de création des nouveaux groupes sociaux, à
travers l'écran de l'ordinateur de chacun des utilisateurs. Cette
manière de filmer du point de vue d'un ou plusieurs écrans est
aussi régulièrement appelée screen life, puisque la
vie, au sens littéral du terme, des protagonistes n'existerait que
par le champ visuel que permet la capture d'écran.
Cette
recherche de l'écran d'ordinateur ou de téléphone comme
contamination du médium cinématographique emprunte également au
déplacement du public vers de nouveaux écrans qui soumettent par
ailleurs à innover une fois de plus: en mars dernier, le réalisateur
Nicholas Winding Refn proclama en montrant son téléphone portable
que le public aujourd'hui pouvait se contenter uniquement de regarder
des œuvres audiovisuelles avec des écrans portables. La
multiplication des écrans permet dès lors d'induire à la fois une
promesse, logique, d'ubiquité écranique, organisée à travers la
multiplication des points de vue et des applications disponibles en
simultané sur un écran, mais aussi de réduire progressivement la
taille de l'écran, quitte à innover pour mettre en scène de
nouveaux espaces cinématographiques. Le format de plus en plus large
n'est alors plus le plus demandé: il faut viser plus microscopique,
avec des enjeux parfois microcosmiques également. Toutefois, cette
notion d'écran informatique ne se base pas sur une structure
formelle totalement novatrice: la réflexion d'une fenêtre gigogne,
encadrée elle-même dans un espace plus large, existait déjà
auparavant. Anna Caterina Dalmasso disait:
« L'histoire
de ces fenêtres ne peut être détachée du
dispositif optique et du régime scopique qui s'élaborait à
l'époque de la Renaissance, quand la perspective planimétrique
inscrivait dans le spectacle visible un cadre, composé
par des lignes droites et se constituant par l'intersection d'un plan
perpendiculaire à la pyramide visuelle, afin d'y voir à travers
comme dans une fenêtre, ce qui allait être dépeint. »
[3]
Ainsi
donc, le cadre du dispositif écranique ne trouve alors qu'un sens
que lorsque se met en place une arborescence composée d'une
multitude d'autres cadres co-existants qui viennent souligner le
récit et y apporter des informations au fur et à mesure.
C'est
durant le courant de l'été, seize ans après l'introduction de Vous
avez un mess@ge, que le producteur, cinéaste et scénariste
russe Timur Bekmambetov décida de s'intéresser au projet d'un des
réalisateurs qu'il finance habituellement, Levan Gabriadze. La
genèse dudit projet était claire: tenter de comprendre les nouveaux
moyens de harcèlement scolaire par le prisme des nouvelles
technologies. C'est avec un million de dollars, que Bekmambetov et
Jason Blum, producteur prolifique de films d'horreur à petit budget
aux États-Unis, que Gabriadze tourna Unfriended, film
quasi-intégralement doté du concept de screen life,
puisque tout se passe du même point de vue, à savoir l'ordinateur
d'une seule personne. Filmé en seize jours et distribué par
Universal, le film est un succès commercial [4] et
entraînera une suite trois ans plus tard.
Unfriended premier
du nom raconte donc l'histoire de six amis, qui par pure coïncidence
se retrouvent pour discuter sur Skype pile un an après le suicide
d'une de leurs camarades de classe, Laura Barns. Peu à peu, Blaire
Lily – la fille dont on observe l'écran de son MacBook – et ses
amis se rendent compte qu'un individu inconnu répondant au pseudo
« Billie227 » s'est introduit dans leur discussion, et
après les avoir fait culpabiliser avec des photos compromettantes
les menace de les exécuter un par un s'ils ne font pas ce qu'il
souhaite. Si ces gens pensent d'abord à un hacker, ils se rendront
compte très vite que ce compte mystérieux n'est autre que celui de
Laura Barns, bien décidée à se venger de ceux qui lui ont commis
du tort... Au contraire du film de Nora Ephron donc, qui était une
histoire d'amour, Unfriended pose la question du
harcèlement en ligne et de la mort qui peut en découler, par le
biais du film d'horreur aux frontières du fantastique par la
contamination progressive de la capture d'écran filmée qui sert de
format d'image. Cependant, comme le film avec Tom
Hanks, Unfriended questionne la relation de
l'individu aux réseaux sociaux à travers le cadre que lui-même met
en place pour se représenter à l'intérieur de ceux-ci.
Terreur point com.
Le
cinéma d'horreur n'a eu de cesse de voir son genre être ramifié
selon le système narratif que renferment leurs œuvres. Unfriended,
quant à lui, se rapproche surtout de celui du slasher,
dans le sens qu'il s'agit d'un jeu de massacre dont les repères
moraux et sociaux se voient être contrebalancés par la présence
d'une entité psychopathe qui va assassiner froidement les
personnages les uns après les autres avec parfois une survivante,
la « Final Girl », en fin de métrage. Cette « Final
Girl », bien qu'elle meure probablement en toute fin de film,
aurait pu être Blaire Lily, en raison du fait qu'il s'agit de la
personne dont le spectateur regarde l'écran continuellement.
L'identification à la protagoniste se fait par la barre de tâches
de son MacBook, qui indique dès le départ son nom et possède
également le marqueur temporel du film en haut à droite (l'heure,
puisque le film est en temps réel).
Ses
camarades sont composés d'autres adolescents présents au lycée
avec elle: il s'agit de Mitch, son copain; Adam, le meilleur ami de
Mitch et amant de deux soirs de Blaire; Jess, leur amie propre sur
elle quoique parfois égoïste; Ken, adolescent en surpoids qui
mange, possède un certain bagage en informatique et est également
un grand blagueur; et enfin Val, caricature de la petite peste qui,
comme le disent les protagonistes, n'aime qu'elle-même. Tous ces
personnages apparaissent dans une discussion Skype graduellement,
pour signifier la hiérarchie entre eux et l'importance que Blaire
leur accorde. Ainsi, Blaire commence à discuter avec Mitch mais sont
interrompus par une arrivée brutale de leurs amis dans leur
conversation Skype. De là, il est identifiable de voir en ces
caractérisations et les liens que tissent les personnages entre eux
des archétypes du sous-genre du slasher, jusqu'à la
question de la rationalité face à la force paranormale qu'est
l'avatar de Laura Barns, revenue pour se venger. De plus, la
présentation des personnages dans leurs obsessions, philosophies ou
relations qu'ils entretiennent avec des objets (un blender, un
pistolet...) permet d'en déduire comment ou avec quoi vont-ils
mourir, comme un fusil de Tchekhov.
Il
en est de même finalement pour les dilemmes présents dans le
long-métrage entre Mitch, Adam et Blaire. Cette dernière a eu une
aventure avec Adam, mais Mitch ne le sait pas. Cette relation va être
au centre du film au moment du jeu du « Je n'ai jamais »,
lorsque Adam se retourne contre elle en lui sommant de dire la
vérité. Ce dilemme amoureux convenu est visible par petites touches
via des effets d'annonce suite aux différentes actions que Blaire a
fait ou fait durant le film: sur sa messagerie privée Facebook, en
dessous de sa discussion avec le compte Facebook de Laura en
activité, se trouve une discussion archivée avec Adam, mais aucune
avec Mitch.
Le
deuxième effet d'annonce se présente par la deuxième discussion
Skype pour essayer de retirer l'inconnu de la discussion. Cette
relance commence entre Adam et Blaire, alors que le long-métrage
fait de la relation entre Mitch et elle une épanadiplose, à savoir
que le film commence avec eux et se finit également avec eux. Adam
est alors vu comme une interférence entre Blaire et son compagnon,
d'autant plus qu'elle semble refuser de lui parler de Mitch de
manière plus intime. Toutefois, ce dilemme est aussi vecteur d'une
certaine gradation, où il est question de prise de drogue forcée et
d'avortement entre Adam et une personnalité extérieure: le dilemme
amoureux sert à exposer les tensions existantes entre les
personnages tout en développant la caractérisation borderline du
personnage d'Adam, plus ambigu et fourbe que ne le laissait croire
son côté sanguin (logique ici, au vu de la situation) et tendre
envers Blaire.
Le
dispositif de screen life que propose le film propose également un
détournement du cinéma d'horreur classique à travers le prisme du
sound-design. A l'origine pensé pour le dessin animé, le
« Mickey-Mousing » désigne un bruitage musical
extra-diégétique en guise de soulignage d'une émotion ou d'un
geste d'un protagoniste. Unfriended propose un
détournement à deux mouvements, puisque le Mickey-Mousing ici est
extra-diégétique en raison de l'impossibilité de connaître la
source sonore des sons de Skype ou autres sites sur son MacBook, mais
également parce que le sound-design se retrouve progressivement
manipulé pour faire ressentir une émotion en plus d'une
information. Chaque application possède son propre sound-design,
donc a un sens bien défini, que le système scénaristique précise
(un son pour Laura Barns sur Facebook, un son pour un nouveau message
sur Skype, un son pour la messagerie privée...). Ce bruitage
numérique se retrouve être réel, lors de l'approche de Laura Barns
en fin de film: l'ordinateur devient silencieux afin de laisser
paraître un bruit de porte qui grince. Cependant, les notifications
de Skype se retrouvent modifiées lors du « Je n'ai jamais »,
puisqu'elles signifient désormais une défaite dans une notion du
jeu définie et circonscrite par l'utilisateur intrus. Enfin, la
visibilité du stress se fait aussi à travers le dispositif avant un
regard sur les protagonistes en proie à l'inquiétude, puisque la
peur se transmet par l'agitation du curseur de la souris, qui
effectue des mouvements de plus en plus brusques pour signifier la
tension dramatique induite.
Cette
idée de jeu est le moteur de tension entre les êtres humains
utilisateurs de la machine, contre la machine elle-même, où Laura
Barns semble se faufiler. Johan Huizinga disait du jeu qu'il
s'agissait d'une:
« action
dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité, qui
s'accomplit dans un temps et dans un espace expressément
circonscrits, qui se déroule avec ordre, selon des règles données,
et qui suscite dans la vie des relations de groupe, s'entourant
volontiers de mystère ou accentuant par le « déguisement »
leur étrangeté vis à vis du monde habituel. » [5]
Si
le fondement de l'utilité ne trouve pas son compte selon les
théories de Huizinga dans ce que les personnages appellent « jeu »,
puisque ce dernier est vecteur de vie et de mort donc d'une utilité
pour les joueurs; l'espace strictement circonscrit se retrouve ici
être la fenêtre de Skype, puisque la fonction vitale des êtres
humains passe par l'idée qu'il ne faut pas raccrocher. Skype
remplace alors le lieu commun représentatif de l'intime dans le
cinéma d'horreur à petit budget, tel une maison perdue dans les
bois sans aucune possibilité d'intervention extérieure. Le jeu créé
par Laura se base donc uniquement sur le fait que chaque personnage
doit être visible à l'écran, dans un petit cadre qui réduit les
gestuelles de chacun à cause d'un manque de profondeur de champ.
Ainsi, la mise en scène se sert de l'écran pour étriquer
visuellement ses personnages dans les cases qui leur sont attribuées,
et ainsi figurer une fuite difficile à déceler.
Ce
manque de fuite dans le cadre provoque alors en lui-même de
nouvelles manières de créer à la fois un sursaut chez le
spectateur mais aussi induire un certain égoïsme de la fenêtre
d'utilisation de Skype. Les « jumpscares» présents sont
effectués non pas à partir de la profondeur de champ, régulièrement
utilisée dans le cinéma d'horreur classique, mais à partir de bugs
informatiques ou de ce que l'on appelle des « glitches »,
soit ici des interférences visuelles dues aux fluctuations de
circuits électroniques. Les bugs présents sont régulièrement
présentés à l'origine par des icônes de chargement de l'image,
puis d'une hystérie soudaine du protagoniste proche de mourir. Cette
icône de chargement provoque un décalage avec le régime de direct
présent dans l'application de discussion vidéo en ligne: si ces
images chargent, c'est qu'elles n'appartiennent pas au même fragment
temporel que les autres, dont le flux vidéo reste fluide. Le régime
du direct reste donc ici le témoignage de vie des personnages, là
où le différé, présage la mort passée d'un individu, puisque
appartenant au passé.
Mais
le centre du cadre comme point de fuite de l'image entrecoupé par
les personnages provoque également un sentiment de prétention et
d'égoïsme, puisqu'ils sont les seuls signes dans l'image qui
apportent un sens, qui la font vivre. De plus, cet individualisme que
l'on retrouve au fur et à mesure que le groupe se délite se
retrouve paradoxal vis-à-vis de la mise en cadre proposée par
Skype: le logiciel de discussion instantanée propose en son sein une
hiérarchisation en fonction de qui parle vis-à-vis des autres, avec
notamment deux ou trois personnes en haut de l'image, autant en bas.
Ceux d'en haut ont un cadre plutôt grand, puisqu'ils sont dans
l'absolu les moteurs de la discussion, ceux qui parlent le plus; et
ceux d'en bas les écoutants.
Toutefois,
ceux en haut ont entre eux la même taille de cadre, et ceux d'en bas
idem. Cette hiérarchie est sans cesse contestée par celui qui est
mis au premier plan dans la discussion, mais celui qui parle le plus
est régulièrement celui qui se prétend à l'instant T supérieur à
ses amis. Adam, par exemple, se retrouve au centre lorsqu'il s'amuse
avec son revolver en menaçant de tuer l'avatar énigmatique. Mitch
est situé à la place d'Adam dans la discussion lorsqu'il demande à
Blaire, qui lui déconseille fortement, de lui montrer le papier qui
a été imprimé de force chez elle, alors que tout le monde sait que
cela pourrait être préjudiciable. Ainsi, la place d'en haut sur
Skype est à tendance dévalorisante, puisqu'elle permet de se donner
en spectacle, d'annoncer une future hystérie de l'actant, ou de
faire des gestes susceptibles d'emmener le groupe à sa perte.
Toutefois,
ce jeu (« Je n'ai jamais », pour que chacun avoue ses
crimes) et ce qui pourrait être appelé « contre-jeu »
(le cheval de Troie que transmet Ken à ses camarades, pour éradiquer
Laura de la discussion) se retrouve jouable dans un horizon
quantifiable infini, puisque réussir à gagner passerait dès lors à
réussir à émettre une action hors du cadre proposé par Skype.
Ainsi, la notion d'écran s'aère ici, puisque le moyen d'attaque
n'est finalement plus un moyen physique (il est impossible d'éteindre
son Mac ou se déconnecter) mais un moyen virtuel, par un programme
informatique numérique. La fuite se présente alors dans le
hors-champ, en dehors de ce que présente Skype, dans le système
d'exploitation de l'ordinateur qui reste tout au long du film le seul
champ non attaqué par l'antagoniste originellement anonyme. La
course du slasher pour échapper à un individu
monstrueux ou masqué est supprimée, au profit d'une icône de
chargement d'un virus en duel contre un chronomètre d'action.
Skype
est vu dans le film comme le théâtre d'horreur du présent, en
raison de son concept (la messagerie instantanée, en adéquation
avec l'indicateur temporel sur la barre) et de son aspect fédérateur
(il s'agit du « hub », point de rassemblement où
se situe l'unité de lieu commune à tous les protagonistes). Il
organise et ordonne une discussion que l'utilisateur est censé
modérer de lui-même, par l'utilisation et la suppression de données
ou de personnes. Ici, Skype lui-même circonscrit les gens, puisque
le cadre signifie la vie des personnages, mais est lui-même
circonscrit par une entité qui prend progressivement le contrôle du
logiciel. Cette entité est difficilement considérable comme
« humaine », puisqu'elle pourrait être Laura Barns,
morte il y a un an, mais également parce que son profil ne contient
aucune photo. Cette entité se compose uniquement de l'avatar
attribué par Skype à la création d'un compte. Cet avatar neutre
interroge les six amis sous divers angles, principalement l'humour
puis l'inquiétude. L'inconnu ici fait peur, crée un malaise, mais
parallèlement l'inconnu devient une figure normale, puisque, si ce
quidam ne possède pas de photo de profil, il passe du pseudo
classique inhérent à chaque nouveau venu (« Default
user », qui deviendra un pseudonyme lambda, « Billie227 »),
qui portera progressivement le nom de Laura Barns. Ce nom universel
originel témoigne d'un environnement vaste, une énigme qui
représente à la fois tout le monde et personne. Cet avatar,
prochainement antagoniste, représente alors un monde sans images,
indéchiffrable, où l'on peut y greffer nos fantasmes autant que nos
peurs.
L'introduction
et la reconnaissance – dans le sens que tout le monde perçoive que
l'intrus s'est immiscée dans leur sphère intime représentée par
leur discussion – de cette entité enclenche alors un mécanisme
dont cette dernière est maître. Les meurtres sont préfigurés à
l'écran dès la première insulte adressée à l'encontre de Laura
Barns, par Ken. L'image de Ken, telle qu'elle est perçue par Blaire,
devient de plus en plus abstraite, parasitée là aussi par
des glitches qui se mettent à le défigurer et à
saccader son son tout en le saturant, comme une volonté de le faire
taire. Ainsi, l'impact prochain que l'avatar va effectuer envers
quelqu'un se comprend par des mécanismes systématiques de mise en
scène diégétique, dans le sens que ce qui est vu, ou entendu, est
inclus à l'image, tout en s'intégrant également dans une logique
de récit, proche du cinéma classique. Pourtant, ce qui différencie
la mouvance classique du genre horrifique avec celui-ci est la
divergence de ce que Gilbert Cohen-Séat appelait « fait
cinématographique »: l'expérience cinématographique se
traduit par la contextualisation via différents signes que connaît
le spectateur, et qui sont présents ici dans la réalisation [6].
En
effet, la mise en scène de Levan Gabriadze par l'écran, comme dit
plus haut, s'effectue uniquement à l'intérieur de ce même écran,
dans le sens où ce sont les personnages dans le récit qui
commanditent les actions en cours, et non le réalisateur
ouvertement, lui-même. L'écran, quant à lui, est à l'origine une
matrice modifiée inlassablement, dont les applications ou logiciels
élaborés permettent de créer de nouvelles strates de récit: la
scène de suicide visionnée en début de film par Blaire Lily,
qu'elle hésite par ailleurs à regarder, amorce l'enjeu du film tout
en créant une nouvelle strate de récit. La discussion sur Skype
entre les amis est plus tard alimentée par des flash-backs gérés
par le navigateur Google Chrome via des photos, vidéos ou autres
statuts.
L'écran
est aussi révélateur de ce qu'il peut cacher et révéler: la
superposition de logiciels et/ou applications donnent une dimension à
la fois opaque mais aussi de transparence. Réduire une fenêtre sur
Mac revient ici à cacher des informations essentielles au
spectateur, par exemple. Mais le principe de transparence est visible
par le biais de la messagerie privée, comparable ici avec le
principe d'aparté présente au théâtre: cette messagerie entre
Mitch et Blaire leur sert à commenter les actions passées, exprimer
leurs pensées ou leurs doutes face à ce qu'ils viennent de voir.
Lev
Manovich appelait ces nouveaux écrans tels que l'ordinateur portable
ou le smartphone des « écrans virtuels », du fait qu'ils
peuvent se fragmenter par le biais de différents onglets ouverts ou
autres éléments, mais aussi parce qu'il appellent continuellement
une interaction avec l'utilisateur [7]. L'utilisateur de celui-ci
créé une action qui a besoin initialement d'une interaction pour
être effectuée. Le film joue par ailleurs avec le spectateur sur ce
point de vue, puisque le film appelle à jouer sur son impuissance et
déjouer sur les détails les différents événements avec lequel il
interagit dans la vie de tous les jours. Il est également possible
d'évoquer la possibilité de voir sur le même écran un fait (une
photo, un texte ou autre) et par la même occasion la réaction de la
personne qui la lit, comme une sorte d'effet Koulechov régi sur un
même écran, qui fait office d'ubiquité, dont il sera question bien
plus tard. Ainsi, l'écran ici est un événement familier qui se
referme inévitablement comme un piège, où certaines actions
demeurent impossibles, et où Blaire elle-même va perdre le contrôle
de son propre écran, pourtant dernière possibilité de rester en
vie.
Contenu déplacé.
L'écran
informatique crée une relation d'interdépendance avec l'utilisateur
en premier lieu, notamment par rapport à ce que Jonathan Crary
appelle « économie de l'attention », à savoir que
chaque entité doit, pour vivre, exister à travers l'attention du
spectateur qu'il doit capitaliser coûte que coûte [8]. Si
cette théorie existait pour pouvoir globalement expliquer les chaînes
d'information en continu et les supports publicitaires qu'elles contiennent, ceci peut
s'appliquer également sur l'écran d'Unfriended: ce qui
pousse Blaire à répondre à un message de Laura Barns, par exemple,
est l'apparition d'une notification de Facebook qui l'intrigue et qui
la pousse à jeter un coup d’œil. Malgré la fixité totale du
cadre qui permet à l’œil du spectateur de se balader dans
l'image, ses capacités cognitives sont sans cesse rattrapées par
des alertes sonores ou des « pop » visuels qui viennent
attirer son regard et lui permettre d'attirer toute son attention. A
l'origine pensé pour la publicité qui s'immisce au milieu des
programmes de télévision dans l'optique de vendre au détriment
d'informer, cette théorie s'applique même stricto sensu dans le film lors de
l'apparition surprise d'une publicité au centre de l'écran, détournée pour parasiter l'image tout en commentant avec cynisme
les événements qui viennent de se dérouler, capitalisant sur les
faits tragiques.
La
vie des personnages est alors ici compréhensible à travers deux
éléments: une image mouvante, en temps réel, dans un cadre très
court, et une possibilité pour Blaire de faire mouvoir son curseur dans l'espace
cinématographique que met en scène le film. Le rapport de force
s'effectue par ailleurs par ce dernier point: les moyens de contrer
Laura sont d'essayer de manipuler manuellement différents éléments,
dont on comprend les tentatives à travers l'écoute du pianotage du
clavier ou des clics de souris. Bruitages bientôt plus audibles au
fur et à mesure que le film avance, puisque, après l'abstraction de leur résolution vidéographique via de multiples glitches, Laura Barns prend le contrôle de leurs actions
sur leurs ordinateurs, sans possibilité de modification manuelle. La
main est alors le dernier témoin de vérité: lors de la publication
de photos compromettantes de Val à une soirée, chacun lève les
mains et les présente la paume vers l'avant, pour signifier le vide
et en même temps exprimer son absence de mobilité vis-à-vis de
l'écran.
La
deuxième utilisation des mains se fait au « Je n'ai jamais »,
dont le but est de présenter les cinq doigts d'une main et de les
fermer un par un si ce que le maître du jeu a déjà été effectué.
La représentation visuelle de la main levée, avec le buste droit
synonyme de confiance, peut faire penser au prêt du serment des
États-Unis sur la Constitution afin d'assurer au jury l'entière
vérité des propos qui seront tenus ultérieurement. La main,
associée au visage, reste l'élément humain moteur de vérité.
Cependant,
cette anthropotechnie reste tout de même au service d'une dépendance
envers l'écran informatique qui reste entretenu. Il n'est donc pas
rare de voir celui-ci devenir valeur de vérité pour les personnages
en même temps que eux, par son usage, assigne une vérité à
celui-ci. Ce lien de cause à effet induit forcément un rapport de
force entre l'écran et l'être humain qui tournera en faveur du
premier cité en raison de la possibilité de celui-ci de se mouvoir
sans l'Homme qui le commandite. Cette dépendance se fait déjà
ressentir par l'éclairage de l'écran: celui-ci n'est jamais
influencé par les différentes lumières émises ou non par Blaire
dans sa chambre, il reste sans reflet, imperturbable. Cela peut
laisser croire à un sentiment de perdition, sans aucun regard vers
l'extérieur de ce monde virtuel par les personnages.
Ce
mode virtuel est devenu à lui seul la nouvelle valeur sociale de la
jeunesse internationale: à travers la connexion et le transport
ininterrompu de flux, les réseaux sociaux établissent un rapport à
l'altérité plus large que ce que la réalité (l'extérieur)
promettait précédemment. Ce remplacement du cercle social par un
plus vaste est visible dans le film par la réplique de Val lors de
la publications de photos compromettantes à son égard: elle
souhaite que chacun enlève ses amas de pixels car elle est « amie
avec sa mère ». La dimension familiale s'éclipse au profit
d'une amicale. La sémantique de Facebook s'explique par la
terminologie du mot « ami », utilisé car neutre,
induisant une illusion de proximité avec les autres internautes,
mais par la même occasion connoté à ce réseau social.
Terminologie substituant les rapports sociaux (famille, hiérarchie)
dont il est question dans la vie réelle. Cependant, dans le film,
les normes sociales se retrouvent également bousculées lorsque
Mitch demande à Blaire de supprimer de sa liste d'amis Laura, afin
de ne plus être en contact avec elle par messagerie privée. Ce
choix se révèle être difficile pour elle, puisque ce nouveau
cercle social, plus abstrait et étendu (on peut demander ou accepter
en ami n'importe qui, si tant est qu'il y ait un consentement mutuel;
mais une suppression de son cercle est toujours unilatérale),
affiche une visibilité plus accrue pour les reste des utilisateurs.
Rémy Potier expliquera dans son article sur le fait de supprimer
quelqu'un de ses amis:
« Dans
une étude de Bevan, J. L., Pfyl, J., & Barclay, B.
(n.d.), «Negative emotional and cognitive responses to being
unfriended on Facebook : An exploratory study », les
auteurs relèvent des effets liés au rejet au sein de Facebook
caractérisé par le fait d’être refusé comme ami, suite à une
demande. Ces expériences sociales sont pour les adolescents plus que
pour d’autres particulièrement difficiles à vivre, tant la
blessure narcissique ressentie à l’occasion brise le miroir
positif qu’ils viennent rechercher dans ces réseaux.
Ces
deux récits caractéristiques montrent que l’enjeu narcissique
propre aux réseaux sociaux n’est pas dénué de conflits. Cette
conflictualité touche à la différence et se joue dans l’isolement
du sujet face à l’écran. La pacification apparente du réseau
s’appuie sur cette violence spéculaire où l’agressivité,
notamment à l’heure du pubertaire, s’exprime par [...] la
promotion de soi au détriment du souci de l’autre. » [9]
Le
souci de l'autre ici, bien qu'il fut présent précédemment puisque
provoquant la mort de Laura, trouve son point d'orgue dans la
suppression de ses amis de cette dernière, qui lui reprochera par
ailleurs immédiatement. La promotion de soi, « l'enjeu
narcissique », est mis en valeur, au contraire de
l'interlocutrice qui, à l'origine, ne lui demande à l'origine que
de l'aide.
Mais
cette relation de dépendance à l'écran se fait également par le
biais de la technologie comme prolongement du corps: l’œil est ici
remplacé par une caméra portée, justifiant alors un nouvel écran
qui imprime un souvenir, ici à but humiliant (la vidéo où Blaire
filme Laura paraissant en coma éthylique gratuitement, sans aucune
raison, est un exemple frappant de la dépendance à l'image).
Il
en est de même dans le traitement des logiciels: le virus que tente
d'implanter la protagoniste et ses amis parle de contenu « analysé »
et « infecté ». Il y a une dimension humaine à la
surface écranique, lui adjugeant à lui aussi une vitalité,
l'approchant de plus en plus de ses utilisateurs qui tentent
d'exclure l'intrus de leur groupe Skype. L'écran propose aussi un
prolongement mémoriel, dont nous parlerons plus tard, qui permet à
l'être humain de stocker des données qu'il est susceptible
d'oublier, lui attribuant des capacités propres à un être humain.
Merleau-Ponty, en 1961, s'interrogeait déjà sur la perception d'un
tableau par l’œil humain et précisait dès lors qu'il voyait
« avec ou selon le tableau » plutôt qu'il ne le
voyait [10]. S'adopte alors une question d'association et de
point de vue basé sur un système d'échanges entre ce que le
tableau transmet par sa structure, ses couleurs, ou autres
spécificités, et ce que le spectateur peut y voir. L'écran virtuel
en effectue le même travail, Mauro Carbone disait alors que les
« écrans contemporains » sont des « dispositifs,
des prismes qui modélisent notre manière d'agir dans le monde
contemporain » [11]. Ces deux théoriciens et philosophes
du cadre évoquent dès lors une relation d'interdépendance, car si
l'écran en général fait office de complément aux attributs
physiques et cérébraux de ses utilisateurs, il provoque également
une absorption de l'humain dans son univers virtuel par le prisme de
l'émission d'une information.
Mais
l'être humain, au-delà de penser avec ou selon l'écran, peut aussi
être vaincu face à l'hypermnésie de celui-ci face aux différents
documents ou images qui ont pu passer sa vue. L'écran ici est à
valeur de projection, autant qu'il peut en cacher certains. Tout
d'abord, cet écran peut s'avancer comme un prolongement de la
mémoire, par la recherche de souvenirs sur les navigateurs web. Les
exemple sont nombreux dans le film: chaque hyperlien partagé par les
différents actants témoignent d'un souvenir destiné à modifier le
comportement de chacun, qui semblait avoir oublié ce qui a pu se
passer pour Laura Barns. L'écran ici révèle, présente, ou
rappelle les différents vices qui planent au-dessus des têtes des
six étudiants.Comme dit plus haut, Google Chrome sert alors de
découpage informatique de différentes analepses qui font informer
le spectateur et ponctuer le récit de compléments de
caractérisations, afin de diminuer progressivement l'empathie envers
tous ces adolescents, responsables directement ou non de la mort de
Laura. Adrien Mitterrand disait à propos de l'hypermnésie de
l'écran et d'Internet sur Critikat:
« L’image
publique, si dramatiquement essentielle à cet âge là, est non
seulement visible par tous, mais surtout sauvegardée désormais :
internet est à l’origine d’une époque nouvelle dans laquelle
l’oubli n’existe plus. » [12]
Ce
découpage diégétique permet alors à l'écran de s'enrichir ou
d'enrichir les connaissances des protagonistes, tout en lui
permettant de révéler ses capacités hors-normes qui vont au-delà
de ces fonctions. L'écran, par le biais de Laura Barns, devient une
entité déifique, car il devient progressivement omniscient,
omnipotent et omniprésent. Comme expliqué précédemment, son
omniscience provient des connaissances emmagasinées par les
nombreuses bibliothèques d'images autour du suicide de la jeune
Laura, lui permettant dès lors d'avoir un temps d'avance sur les
fonctions mémorielles et cognitives des êtres humains dont le
cortex cérébrale sert justement à faire le tri. L'omnipotence se
justifie par la possibilité, par l'identification d'un lieu, à
interagir avec. Il possède dès lors une capacité d'action.
Ainsi, Unfriended détourne
la théorie de l'écran virtuel de Lev Manovich en montrant que
l'écran cette fois-ci joue avec le réel, au contraire du réel qui
n'en a plus les capacités. La scène la plus marquante à ce sujet,
après l'influence notable sur les meurtres commis, reste celle où
Adam se déplace avec son ordinateur et semble tourner en rond pour
le poser. Une fois avoir pu voir les différentes pièces de sa
chambre, les lumières s'éteignent, provoquant une stupeur chez lui.
Cela appuie le sentiment de pouvoir dans le monde réel, en plus de
celui virtuel déjà présenté avant, par la répétition d'une
fenêtre de navigateur donnant vers une vidéo contre Laura Barns,
mais également par le lancement d'une musique cynique en boucle, qui
souligne la honte et amplifie la colère de chacun envers Blaire
lorsqu'elle avoue avoir trompé Mitch avec son meilleur ami.
L'omniprésence,
quant à elle, passe comme l'omnipotence par le sentiment d'ubiquité,
déjà présente au tournage [13] : sur Skype, par exemple,
les fenêtres sur les huit protagonistes permettent à l'écran de
contrôler leurs faits et gestes, mais aussi d'installer de nouvelles
caméras qui permettent dès lors de créer un hors-champ qui figent
les personnes une fois avoir trouvé l'emplacement de la nouvelle
caméra dans leur pièce. Ainsi, les fonctionnalités inhérentes
habituellement à Dieu selon les mythologies monothéistes se
retrouvent ici modélisées par le prisme d'une surface écranique
qui projette des pouvoirs supérieurs à celui qui l'enrichissait par
les souvenirs et la technologie. De même, l'écran semble choisir
lui-même ce qu'il souhaite voir sur Skype: à l'origine basée sur
l'automatisation du champ/contre-champ selon qui parle, le logiciel
met désormais en haut de la discussion les principaux concernés par
un sujet évoqué, dans une organisation logiquement établie (par
exemple, quand Val et Jess commencent à s'écharper sur la
publications de photographies qui mettent à mal la première citée,
Blaire voit sa parcelle d'écran s'immiscer entre les deux, comme
médiatrice dans cette querelle).
L'omniprésence
entre réel et virtuel après contamination effective de chacun des
postes des participants à la conversation se matérialise également
par l'appel de Ken à la police pour tenter de débusquer le
« hacker » derrière ces agissements, ce à quoi
son interlocutrice lui somme de ne pas raccrocher, avec une voix
progressivement informatisée. Une transition entre les deux
« univers » présents ici s'effectue lors de l'ubiquité
non pas du regard que l'écran peut porter, mais aussi sur ce qu'il
peut émettre de lui-même. Lors du jeu entre Blaire et Adam, une
feuille de papier s'imprime chez les deux personnages. Ces deux
personnes ont pour but de cacher ce qu'elles indiquent. L'écran ici,
une feuille de papier, est un dispositif de projection qui doit
paradoxalement être protégé du regard. Se créé dès lors un
hors-champ d'un nouvel écran qui génère une protection contre la
mort de l'un des deux.
Sa
capacité déifique reste également une question de ses capacités
par la possibilité de « résurrection » d'un corps à
travers les données qu'il a pu absorbées par la demande de
visionnage de différentes vidéos effectuée par son utilisatrice.
Adrien Mitterrand, dans son article à l'occasion de la sortie du DVD
de ce film, parlait dès lors de « cimetière indien
numérique », dans le sens où celui-ci est ici « composé
des innombrables comptes appartenant encore à des personnes
décédées ». Ainsi, la vie d'une personne selon Internet
existe ici à travers les souvenirs compilées qui honorent et
éternisent sa mémoire. L'écran possède alors une capacité de
résurgence à travers les multiples données accumulées lors de la
mort de celle-ci, à travers le harcèlement qu'elle a pu subir à
cause de différents problèmes familiaux.
L'avatar
est une notion essentielle dans le film Unfriended. Si
celui neutre du fantôme de Laura donne une valeur universelle à ce
compte et l'étend à un message plus large sur le danger du
harcèlement, il est aussi une valeur psychologique, signe de
dépersonnalisation [14]. Ainsi, il existe une dissociation
entre le paraître et l'être qui crée un sentiment différent selon
le « masque » que l'on accepte d'arborer sur son avatar.
L'écran sert alors de masque porté pour afficher une facette
différente de soi-même; la dépersonnalisation apparaît alors ici
lors d'un changement de sphère sociale, qui cache les vices pour
montrer le visage que l'on souhaite. Dans le cas de Laura, son avatar
neutre est une donnée indéchiffrable et inconnue, qui fait peur en
raison de son impossibilité à la sonder. La seule manière de
comprendre son cheminement est d'en analyser son écriture, semblant
très joueuse. Elle n'hésite pas, par ailleurs, à envoyer des
émoticônes semblant sourire lorsqu'un conflit éclate dans une
discussion au début du film. Le fait qu'on ne sache pas qui est
réellement la personne derrière cet avatar et en même temps qu'on
ne parvient pas à déchiffrer son avatar fait se demander si elle
n'est pas la seule détentrice de la vérité, et par la même
occasion la seule personne « naturelle », sans filtre,
dans la discussion.
Les glitches présents
à l'image de chacun des personnages possèdent également une valeur
symbolique à travers cette idée d'avatar et de dépersonnalisation:
en effet, ces glitches, lorsqu'ils s'approchent des
visages des personnages, donnent à leurs visages une certaine
monstruosité, signifiés de leurs actions que Laura met en lumière
au fil des minutes du film.
Les
photos de profil des personnages créent aussi un contrepoint total
avec la situation. La connotation des réseaux sociaux
dans Unfriended est régulièrement de se montrer
sous son plus beau jour pour signifier une assurance et une donnée
supplémentaire (amicale, humoristique, etc.) Ces photos de profil
apparaissent ici en contrepoint de la situation, dans le sens
qu'elles créent une césure avec le régime du direct (elles
apparaissent uniquement lorsque les gens se déconnectent, et donc
meurent), mais leur assurance se retrouve contre-balancée avec leur
mort. Par exemple, la mort de Mitch, qui se plantera durement coup de
couteau dans l’œil, est vue en direct par sa compagne avant que
n'apparaisse sa photo de profil où celui-ci exhibe fièrement
ses muscles dans une photo garnie de filtres dignes d'Instagram.
Ce
même réseau social est également connotée pour la possibilité
d'incorporer divers filtres esthétiques modifiables afin d'embellir
habituellement une photographie. La seule utilisation d'Instagram ici
s'effectue lors de la publication d'une photo d'un écran où Val
demande violemment à Laura de se suicider. Ces morts trouvent un
point commun avec le sadisme de certaines images humoristiques,
appelées mèmes, présentes sur Internet. Ces mèmes sont
ici détournées pour installer une tension et une peur aux
protagonistes, et non pas à but de les faire rire. Il existe donc un
détournement majeur d'un code des réseaux sociaux, très utilisé
et donc déjà fortement connoté dans ce qu'il représente.
Cette
photographie non retouchée contre-balance aussi en déplaçant
l'outrance esthétique en une outrance plus sémantique, dans une
photographie où l'absence de retouches et la présence de défauts,
dont notamment les problèmes de balayage de l'écran informatique,
rendent tout ceci vrai. Finalement, les seules photographies perçues
comme témoignages de vérité présentent ici un défaut pictural ou
de carnation en raison de leur instantanéité: les photos floues de
Val ivre en début de métrage, la discussion en direct mal éclairée
et présentant les défauts des visages de chacun (un double-menton,
des défauts de peau...) sur Skype ou encore l'exemple de la
conversation citée précédemment avec le balayage de l'image mal
géré par l'obturateur de l'appareil qui captura la photographie
offrent une vision réelle et sans filtre de ces personnages, au-delà
des caractères qu'ils laissent supposer sur leurs réseaux sociaux
respectifs.
Et
cette question de détournement de la connotation des réseaux
sociaux est aussi visible dans la relation harceleur/harcelé
qu'entretiennent Blaire et Laura ensemble. Blaire, par volonté
d'oublier, ne souhaite ne retenir que les bons moments qu'elle a
entretenus avec Laura, en revoyant les photos qu'elles avaient pu
prendre ensemble lorsqu'elles étaient amies ou bien en visitant une
page Facebook de commémoration, « RIP Laura Barns »,
qui comme son nom l'indique héberge des messages peinés après son
suicide. Cette page du réseau social créé par Mark Zuckerberg
témoigne aussi d'une artificialité, puisque la photographie de
Laura Barns tout sourire, parsemée de bruit qui dénature, parait
artificielle car prise sur un fond noir qui lui donne une sensation
d'atemporalité, contredit avec le harcèlement qu'elle semblait
subir selon les divers documents à ce propos, présents à l'écran.
De plus, une bougie allumée orne la photo de profil de la page,
symbole connoté pour honorer une mémoire, mais le manque de contenu
précis autour de cette photo autant que celle de couverture relèvent
une hypocrisie de la commémoration, marquant un énorme vide
semblant signifier le peu d'informations et le vide affectif autour
d'elle.
Pourtant,
les commentaires impromptus en fin de vidéo, lorsque Laura publie la
vidéo d'elle que Blaire a filmé pour l'humilier, font renaître
divers utilisateurs pourtant invisibles et peu présents autour de la
jeune fille décédée auparavant à l'écran, comme un réveil d'une
certaine hypocrisie et le lancement d'un nouveau harcèlement en
guise de vengeance. Ainsi, le harcèlement est un mouvement cyclique,
où chaque document ici est une possibilité d'attaquer et de menacer
de mort les utilisateurs des réseaux sociaux.
Hypocrisie hyperconsciente.
Unfriended de
Levan Gabriadze est un film de contamination à deux mouvements: si
le film lui permet de creuser le concept du screen life afin
d'en transposer les codes du cinéma d'horreur classique, et
principalement le sous-genre du slasher, le réalisateur
en explore également les fondements sociaux, sur les liens entre les
utilisateurs de Facebook, Twitter et encore Skype pour questionner la
possibilité infinie de l'avatar, masque que l'écran, figure
déifique dont l'être humain en reconnaît sa dépendance, est
capable de tout mettre en exergue au détriment de la vraie
personnalité de chacun. Mais cette contamination des réseaux
sociaux permet également de proposer un œil critique sur la
pop-culture des années 2010, à travers les mèmes et
autres dispositifs esthétiques à outrance, témoignages d'une
hypocrisie au détriment d'un régime de vérité, qui lui reste non
retouché. La déconnexion en fin de film, avec le
dernier « jumpscare » réel, figure en
lui-même la fin de l'argumentation du film sur les réseaux, en
fermant de force l'écran de Blaire, la laissant dans l'obscurité
quasi-totale, et en l'attaquant physiquement cette fois-ci.
Le
concept du screen life sera exploré à nouveau plus
tard, par des films comme Searching par exemple,
mais l'écran dans ce dernier sera une valeur narrative et
informative qui restera bridée par des mouvements de caméra dans
l'image pour en proposer une approche didactique. Le découpage ne se
fait alors plus par l'écran lui-même, mais par le mouvement, le
visible et l'invisible que choisit le réalisateur, dont on ressent
la présence. Unfriended, quant à lui, se verra
agrémenté d'une suite, plus basée sur le genre du
« techno-thriller », où le caractère déifique toujours
présent se verra cette fois-ci traduit par un être humain cette
fois-ci, devant un écran géant qui compile en lui-même les écrans
de tous les actants du film.
Bibliographie :
Monographies:
- BODINI, Jacopo, CARBONE, Mauro, Voir selon les écrans, penser selon les écrans, éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, 2016.
- CITTON, Yves, CRARY Jonathan, « Le capitalisme comme crise permanente de l'attention », in L'économie de l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, éd. La Découverte, coll. Sciences humaines, 2014.
- DALMASSO, Anna, Caterina, Le corps, c'est l'écran. La philosophie du visuel de Merleau-Ponty., éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, septembre 2018.
- HUIZINGA, Johan, Homo Ludens – Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1938 (première éd.), 1988 (rééd.).
- MANOVICH, Lev, The Language of New Media, MIT Press, 2001.
- MERZEAU, Louise, « De la vidéosphère à l'hypersphère : Une nouvelle feuille de route », in Médium : Transmettre pour Innover, éd. Babylone, 2007, pp.3-15.
- MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l'Esprit, Gallimard, 1961.
Périodiques:
- POTIER, Rémy, « Facebook à l'épreuve de la différence. Avatars du narcissisme des petites différences », in L'Esprit du Temps, n°121, 2012/4, pp. 97-109.
Sitographies :
- GAS, Guillaume, « Critique : Unfriended (Levan Gabriadze) », in Courte-focale.fr, 17 décembre 2015. <http://www.courte-focale.fr/cinema/critiques/unfriended-levan-gabriadze-2015/>
- MITTERRAND, Adrien, « Communication virale », in Critikat.com, 27 octobre 2015. <https://www.critikat.com/dvd-livres/dvd/unfriended/>
- Auteur inconnu, « AOL-TimeWarner : la fusion hors-normes d'Internet et des médias », in lesechos.fr, 10 janvier 2001.
- « Anecdotes du film Unfriended », in AlloCiné.fr. <http://www.allocine.fr/film/fichefilm-230452/secrets-tournage/>
Filmographie
sélective (dans l'ordre d'apparition dans l'article):
- Vous avez un mess@ge, Nora Ephron, Tom Hanks, Meg Ryan, Parker Posey, Greg Kinnear, Delia Ephron, John Lindley, Richard Marks, George Fenton, Lauren Shuler Donner, 1998.
- Unfriended, Levan Gabriadze, Shelley Enning, Moses Jacob Storm, Renee Olstead, Will Peltz, Nelson Greaves, Adam Sidman, Parker Laramie, Andrew Wesman, Timur Bekmambetov, Jason Blum, 2015.
- Searching, portée disparue, Aneesh Chaganty, John Cho, Debra Messing, Sara Sohn, Michelle La, Sev Ohanian, Juan Sebastian Baron, Nick Johnson, Will Merrick, Torin Borrowdale, Timur Bekmambetov, Adam Sidman, Natalie Qasabian, 2018.
- Unfriended: Dark Web, Stephen Susco, Colin Woodell, Stephanie Nogueras, Betty Gabriel, Rebecca Rittenhouse, Kevin Stewart, Andrew Wesman, Timur Bekmambetov, 2018.
Notes
de l'article
[1] Auteur
inconnu, « AOL-TimeWarner : la fusion hors-normes
d'Internet et des médias », in lesechos.fr, 10
janvier 2001.
[2] MERZEAU,
Louise, « De la vidéosphère à l'hypersphère :
Une nouvelle feuille de route », in Médium :
Transmettre pour Innover, éd. Babylone, 2007, pp.3-15.
[3] DALMASSO,
Anna, Caterina, Le corps, c'est l'écran. La philosophie du
visuel de Merleau-Ponty., éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit,
septembre 2018.
[4] Le
film récolta plus de 32 millions de dollars au box-office aux
Etats-Unis uniquement contre son million de budget, selon le site
Internet BoxOfficeMojo.com (https://www.boxofficemojo.com/movies/?id=cybernatural.htm).
[5] HUIZINGA,
Johan, Homo Ludens – Essai sur la fonction sociale du
jeu, Gallimard, 1938 (première éd.), 1988 (rééd.).
[6] Gilbert
Cohen-Séat définissait un fait cinématographique précisément
de cette manière : « Le film n'est qu'une petite partie
du cinéma, car ce dernier constitue un vaste ensemble de faits
dont certains interviennent avant le film (infrastructures
économiques de la production, financement, techniques des
appareils, studios...), d'autres après le film (influence
culturelle, réaction des spectateurs, mythologie des
« stars »...), et d'autres encore pendant le film, mais
à côté et en dehors de lui (rituel social de la séance de
cinéma, équipement des salles, problème de la perception des
images...) » .
[7] MANOVICH,
Lev, The Language of New Media, MIT Press, 2001.
[8] CITTON,
Yves, CRARY Jonathan, « Le capitalisme comme crise
permanente de l'attention », in L'économie de
l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, éd. La
Découverte, coll. Sciences humaines, 2014.
[9] POTIER,
Rémy, « Facebook à l'épreuve de la différence.
Avatars du narcissisme des petites différences »,
in L'Esprit du Temps, n°121, 2012/4, pp. 97-109.
[10] MERLEAU-PONTY,
Maurice, L'Oeil et l'Esprit, Gallimard, 1961.
[11] BODINI,
Jacopo, CARBONE, Mauro, Voir selon les écrans, penser
selon les écrans, éd. Mimésis, l'Oeil et l'Esprit, 2016.
[12] MITTERRAND,
Adrien, « Communication virale », in Critikat.com,
27 octobre 2015.
<https://www.critikat.com/dvd-livres/dvd/unfriended/>.
[13] Le
film aurait été tourné dans une seule et même maison, dans six pièces
différentes, afin de limiter les coûts de production, selon la
page des secrets de tournage de AlloCiné.
(http://www.allocine.fr/film/fichefilm-230452/secrets-tournage/).
[14] Merleau-Ponty
disait dans Phénoménologie de la perception en
1945 que « la dépersonnalisation et le trouble du
schéma corporel se traduisent immédiatement par un fantasme
extérieur. » Ce fantasme peut être ici le « transfert »
du monde réel vers celui virtuel, par le biais d'un avatar,
notamment.
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