LE GRAND JEU - MALDONNE REDONNE

De toutes les industries majeures du paysage audiovisuel mondial, le scénariste et acteur Aaron Sorkin fait certainement partie des personnes bénéficiant d'un accueil critique unanime vis-à-vis de ses œuvres, de The West Wing à Steve Jobs, malgré quelques échecs publics. Pour autant, son envie de réaliser, qui n'avait jamais été officialisée précédemment malgré quelques suspicions pour Steve Jobs au vu du retard conséquent qu'avait pris le projet entre le premier jet de script et sa première projection, se faisait de plus en plus ressentir. Après moultes négociations avec Sony puis avec la toute jeune société STX Entertainment, ça y est, tout se concrétise: Aaron Sorkin réalisera Molly's Game (ou Le Grand Jeu, dans la langue de Elie Yaffa), adapté d'une autobiographie de Molly Bloom, proclamée "Princesse du poker" après avoir organisé des centaines de parties illégales dans les hauts milieux américains. Une chance n'arrivant jamais seule, Sorkin se voit obtenir comme casting principal pour sa première oeuvre Jessica Chastain, Idris Elba ou encore Kevin Costner. Ne tournons pas autour du pot: il y avait pire pour démarrer.




Evidemment, il serait stupide de ne pas reconnaître dans Molly's Game la capacité qu'a Aaron Sorkin à déployer un scénario qui analyse en profondeur chaque détail présenté. Ce dernier développe pas moins de quatre niveaux de récit différents, dans l'optique d'informer le spectateur du point de vue de Molly et des personnages, bons ou mauvais, gravitant autour d'elle, ainsi que son évolution psychologique au fil du film et de la chronologie diégétique. Comme d'habitude chez Sorkin, la rythmique d'exécution de son écriture prête à peu de variations depuis The Social Network, enchaînant les voix off épisodiques, les dialogues incisifs et les exemples digressifs paraissant absurdes qui ne prennent leur sens qu'à la fin des monologues des personnages qui les énoncent. Le scénario articule également un grand arc sur la famille de Molly, un thème cher à son auteur qui déploie la vacuité du dialogue avec les personnes qui lui sont les plus intimes, renforçant de ce fait un problème de communication des vrais sentiments. Notons également que ce film permet à Sorkin d'aborder la gente féminine au centre de son récit, chose totalement novatrice pour lui, et y instaure un sentiment de fascination et répulsion envers un genre masculin qui n'a d'yeux que pour les formes  du protagoniste malgré son apparence froide devant eux lorsqu'elle sent une tension; mais aussi juste par intérêt économique. Mais, à la différence de ses anciens scénarii, Sorkin ici n'offre que peu d'ambiguïtés à son protagoniste, donnant la sensation amère d'inachevé dans sa caractérisation, et lissant la personnalité de Molly Bloom, plus unidimensionnelle et innocente que le laissait présager l'étonnante histoire vraie dont le film s'inspire.

Cependant, bien qu'étant un brillant auteur de scripts, Aaron Sorkin avoue ici minute après minute son aveu de faiblesse lorsqu'il touche à la direction d'acteurs. Sans pour autant être honteux, le néo-réalisateur a du mal à pouvoir offrir à son imagerie un pan supplémentaire au récit. Il se contente alors de suivre son script millimétré (peut-être trop ?) sans pour autant offrir de réflexion sur le système visuel. Il est possible de prendre pour exemple le statisme extrêmement déroutant lors des conversations entre Idris Elba, l'avocat de Molly, et la protagoniste citée précédemment. Ces scènes ne sont axées que sur trois échelles de plan, qui n'offrent aucune dramaturgie, donnant une allusion d'illustration un peu facile. La seule vraie intention visible est la thématique de l'addiction des joueurs aux parties de Molly, identifiables par la dernière scène d'un personnage dénommé Bad Brad; ou encore celui interprété par Chris O'Dowd. Leur surjeu et le système filmique renvoyant aux idées de celles présentes lors des parties de poker vues avant appuient, quoique lourdement, assez bien le renversement de situation présent dans le long-métrage. Dommage que cette idée de fausse épanadiplose ne suive pas le procédé filmique qui accompagne les plans dans lesquels est présente le personnage interprété par Jessica Chastain, donnant un étrange rendu hybride dans la réalisation. Le montage didactique, fait d'inserts, d'analepses ou de rappels édités verticalement, ne sert lui aussi qu'à appuyer ses diverses strates de récits articulées autour d'un même personnage (Molly, du coup), intéressantes sur le papier mais manquant d'une réelle profondeur visuelle. Au regard de la manière dont Danny Boyle avait réussi à mettre un scène le souvenir de Steve Jobs à une discussion sous tension à l'intérieur d'une scène effrayante de maîtrise dans le film éponyme, il est décevant de voir Aaron Sorkin s'arrêter à un abécédaire formel aussi scolaire. Au final, ne subsiste que la sensation d'un petit demoreel d'un type brillant devant sa machine à écrire. 



Ainsi, même s'il ne parvient pas à être au niveau des trois précédents films qu'il a pu écrire, Aaron Sorkin pénètre honorablement dans la sphère des nouveaux réalisateurs de Hollywood. Il lui faudrait dès lors une plus grande épuration du montage et un vrai pan thématique apporté quasi-uniquement par l'image pour pleinement convaincre. Autant dire que ce n'est pas vraiment le grand jeu tant attendu pour ce film de sa part, mais sa carrière de metteur en scène ne fait que commencer. Il conviendrait de ce fait de lui accorder une nouvelle chance après cet essai à moitié concluant.




LE GRAND JEU

Un film écrit et réalisé par Aaron Sorkin

Avec Jessica Chastain, Idris Elba, Kevin Costner, Chris O'Dowd...

Monteur: David Rosenbloom

Directeur de la photographie: Charlotte Bruus Christensen

Durée: 2h20

Sorti dans les salles françaises le 3 janvier 2018.

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