TOUT L'ARGENT DU MONDE - MEDLEY SCOTT
Il suffit d'un plan. Une
contre-plongée sur un train en Arabie Saoudite, en 1948, pour que le mythique
réalisateur Ridley Scott dévoile son programme pour narrer l'extraordinaire et
absurde histoire vraie qu'est le rapt de John Paul "Paolo" Getty III,
petit-fils de l'extravagant John Paul Getty, proclamé homme le plus riche du
monde. Ce plan n'annonce en rien la suite des événements d'un point du vue du
récit, non; elle n'évoque que l'enveloppe formelle et l'immensité du personnage
de 80 ans précédemment cité. Bien évidemment, la ligne de train, sans aucune
préfiguration ni monstration avant l'arrivée de celui-ci, amorce l'absurdité de
la grandiloquence du magnat du pétrole, mais évoque sans retenue l'intrusion de
l'art au service des puissants. Peut-on faire plus appuyé que d'introduire une
référence aux Docks de Cardiff, monument post-impressionniste signé
Lionel Walden témoignant de la puissance industrielle émergente, pour
introduire pour la première fois John Paul Getty, nouveau riche grâce à de
fructueux forages ? Si cela peut sembler pompier, le fil de la mise en scène de
Scott orchestre une véritable cohérence fascinante, puisqu'elle invite à
découvrir un personnage dont le discours ne s'articule qu'autour d'art et de
monnaie lorsque celui-ci crée ou s'immisce dans une discussion. Il suffit de
découvrir son apparition devant son fils et ses petits-enfants à Rome pour
prouver tout cela: jamais Getty ne présente sa vraie nature à son petit-fils au
destin tumultueux, parce qu'il n'a pas conscience de la vacuité de son
existence. Il s'enferme dans des parallèles douteux, allant jusqu'à se comparer
avec l'empereur romain Hadrien en rachetant des ruines de son ancien palais; et
parle de l'art comme s'il s'agissait du seul moyen de se sentir exister.
Le reste du métrage n'est
logiquement que références picturales et cinématographiques dès lors, où le
préromantisme des tableaux de Goya se marient au baroque fellinien,
où en introduction les personnages s'entrechoquent et installent une relation
futile et uniquement instantanée dans des plans au découpage quasiment
invisible; avant d'organiser une gigantesque rupture pour bifurquer dans ce que
Hollywood peut proposer de plus classique dans sa texture. Il est même possible
de croire que Getty se met lui-même en scène, dans une interview en début de
film qui n'est pas sans rappeler dans sa texture en noir et blanc, ses choix de
lumière et la posture de l'individu âgé, Citizen Kane, et mettant
alors à échelle égale deux magnats (dont un fictif, appuyant une idée d'apparence
qui sera évoquée plus tard dans cet article) devenus des icônes mondiales. De
ce fait, ce parasitage artistique noie l'intrigue sporadiquement pour ne
prouver que ces peintures et mouvements ne sont que ce qui maintient Getty en
vie, et par conséquent, le film aussi.
Mais le récit ne s'arrête pas
à l'exubérance de ce personnage, même s'il est possible de le croire au vu du
dispositif mis en place par Ridley Scott: la narration s'oriente principalement
autour de Gail Harris et Fletcher Chace, bien décidés à obliger le vieux Getty
à payer la rançon après des tentatives de traque, toutes soldées par des échecs
cuisants. Le vrai problème du film est cet arc assez mal réglé, dont le script
ne se base que sur des archétypes du sous-genre du polar que Ridley Scott ne
parvient pas tout le temps à rehausser. Pourtant, il est rare de trouver dans
sa filmographie des personnages féminins aussi forts que Gail Harris,
formidablement jouée par une Michelle Williams retrouvée, dont le cynisme
croissant n'est pas inné mais progressif, afin de pouvoir nier l'étau qui se
resserre autour du kidnapping de son fils. Ce cynisme peut être vu comme une
réponse directe aux sévères affronts contre son ex-beau-père, qui n'a de cesse
d'ignorer ses demandes pourtant logiques. De ce cynisme se crée alors une
nouvelle situation d'absurde, où chacun préfère se complaire dans la gravité
minimale au lieu d'affronter la cruelle réalité. La scène du membre coupé en
est le parfait exemple, puisque Gail, pourtant tenu par Chace afin qu'elle ne
panique pas, préfère se détacher de ce qui l'entoure par un gros plan en disant
"Il est vivant", plutôt que de s'alerter à nouveau sur la
dégénérescence de l'acte. Il est cependant regrettable que Scott n'acte pas
pour un jeu de contemplation jouant sur deux espaces distincts, par des
champs-contre-champs séparés, afin de prouver l'impassible cruauté de Getty ou
l'absurdité des dialogues pour minimiser les faits, avec le regard du
petit-fils enlevé pour y appuyer son cynisme bienvenu ici. En effet, seuls de
simples et étranges champs-contre-champs dont l'unique connexion se révèle être
un appel téléphonique sont présents et empêchent de questionner encore le plus
le rapport à l'incommunicabilité entre les personnages lorsqu'il s'agit de
parler de famille et d'urgence pécuniaire.
Enfin, ces coups de téléphone
permettent de justifier, comme des points de passage, les agissements de
Cinquanta, personnage central de l'enlèvement de John Paul Getty III et
interprété par un Romain Duris à la prestation en demi-teinte - l'absurdité en
guise de thème ne pardonne pas toujours la roue libre dans lequel il s'enfonce
progressivement. Cinquanta est le noyau même de la mafia calabraise malgré lui,
puisqu'il n'agit que pour son intérêt sans jamais en bifurquer, malgré une
situation de plus en plus complexe. Ce mafieux du dimanche, aussi sûr et
protecteur que gauche et menaçant, a dans son ambiguïté la synthèse exacte de
tous les gens qui souhaitent récupérer Getty: il lui faut l'argent malgré les
négociations qui le désavantagent progressivement, tout en ne souhaitant aucun
mal à son otage. De cette caractérisation parfois étrange peut se dresser un
certain jeu de l'apparence, comme peut l'indiquer la courte présence en voix
off de Getty fils au début: "Nous ne sommes pas des gens comme vous".
De ce fait, ne pas être comme eux ne veut pas dire que l'on ne peut se
comporter comme eux. Et surtout, le rapport à l'argent n'est finalement qu'un
poncif dans une société qui ne jure que par les fluctuations monétaires et le
moyen d'en avoir le plus facilement possible. Et c'est tout ce que raconte ce
personnage, dont le caractère vénal prend le pas sur toute son humanité.
Ainsi, de par son implacable exercice formel, conjuguant au
plus-que-parfait les mouvances artistiques dont le personnage de Christopher
Plummer (par ailleurs comment les types ont pu penser à Kevin Spacey pour
interpréter un milliardaire octogénaire ?) est friand quitte à ne plus faire
attention à ce qui l'entoure, Ridley Scott signe avec Tout l'argent du monde un nouvel
opus cynique et désespéré, dont les agissements de chacun ne régissent par le
déni ou la cupidité. Deux thématiques déjà fortement présentes dans ses œuvres
précédentes, telles Prometheus, ou dans une
moindre mesure Seul sur Mars, bien que celui-ci
oeuvre plus sur une déconstruction de la déshumanisation du monde. Une
oeuvre-somme pour un réalisateur qui prouve qu'il aurait encore bien des choses
à montrer...
TOUT
L'ARGENT DU MONDE
Un film
réalisé par Ridley Scott
Ecrit par
David Scarpa
Avec
Michelle Williams, Mark Wahlberg, Christopher Plummer, Romain Duris...
Monteuse:
Claire Simpson
Directeur
de la photographie: Dariusz Wolski
Durée:
2h12
Sorti
dans les salles françaises le 27 décembre 2017.
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